Il y avait une fois, dans un dans un Royaume dont on ne se souvient plus le nom avec assez d'exactitude pour le pouvoir nommer sans confusion, une jeune Princesse nommée Acanthane qui avait coutume de se rendre près d'une fontaine loin du bruit du monde, pour rêver en silence et à l'ombre. Cette Princesse faisait toujours gloire de se défendre avec beaucoup d'ardeur des charmes de l'Amour, car, disait-elle, ce sentiment n'avait point à toucher les âmes les plus nobles, et faisait naître trop de désordre dans un cœur pour qu'elle puisse se résoudre à jamais aimer ; en outre le rang si sublime où elle était montée, qui la placerait bien vite à la tête d'un État prospère et heureux, devait seul occuper les soins de son esprits ; elle dédaignait tous les vœux des Princes les plus fameux et les plus magnifiques, voyait d'un œil indifférent les diamants, les bijoux, les étoffes précieuses, les pièces d'argenteries, les animaux extraordinaires, que pour preuves d'un amour ardent les Princes les plus zélés et les plus amoureux voulaient offrir à la belle mais insensible Acanthane. Il se trouvait toutefois, dans cette troupe de prétendants, un jeune Prince du nom d'Arcadore, dont la beauté avait peut-être touché, plus profondément que ne le croyait la Princesse, son cœur qu'elle voulait toujours assurer de résister aux douceurs de l'Amour. « Car enfin, disait-elle un jour près de la fontaine où elle se rendait si souvent, comment résister à cet air noble et modeste, ce teint si doux, ce visage qui ne marque que des passions douces et tranquilles, la sérénité, alliée au charme de la jeunesse et de la vigueur qu'un âge si tendre forme à la perfection ? Où vas-tu mon cœur ; pourquoi laisser fondre tes glaces auprès des flammes dont un Prince brûle pour toi ? Qui te rend si sensible ; pourquoi faut-il que cet aimable Arcadore ait su te toucher plus que la foule importune des autres Princes amoureux ? Quelle pompe étale-t-il plus à tes yeux que tu n'aies déjà vue ? Hélas ! Arcadore... ce nom même arrache à mon cœur des soupirs que je nommerais des soupirs d'amour, si je savais ce que c'était que d'aimer. » Il n'y avait guère que les échos, les arbres et les rochers qui écoutèrent les soupirs de cette Princesse infortunée.
Toutefois, un jour qu'elle revenait à cette fontaine écartée pour exprimer son amour, Arcadore eut le soin de la suivre et d'écouter ses regrets ; il se laissa plus vivement toucher par l'amour de cette Princesse, et se retira en faisant bruisser un buisson qu'il n'avait point vu, ce qui alarma la Princesse amoureuse ; il se tira heureusement de ce faux pas en ne bougeant point, et laissa former dans l'esprit d'Acanthane qu'il s'agissait là d'une bête quelconque qui connaissait le chemin de la fontaine. Il rentra au Palais en flattant plus que jamais son amour, et promis d'être de moins en moins entreprenant, pour ne pas éveiller les soupçons de la Princesse, en attendant avec patience le favorable instant où son cœur se déclarerait pour lui.
Lorsque le roi son père vint à mourir, il fallut que la Princesse montât sur le trône, et Acanthane devint reine, la plus belle et la plus sage qu'on eût jamais vu. Toutefois, l’État, les Ministres et le peuple demandaient à Acanthane d'assurer son trône par un mariage qui le rendrait encore plus éclatant. La jeune Reine frémit de cette obligation, et se résolut donc à prendre un époux de la main de son État, car, disait-elle, il n'y a guère que des instances si supérieures qui me puissent dicter un tel abaissement ». Sa constance et sa grandeur furent admirés, mais la Reine méditait quelque dessein qui trahissait plus de faiblesse : elle voyait là le moyen de se marier avec Arcadore, pour qui elle formait un amour assez ardent. Mais devant que de réaliser ce projet, elle alla s'entretenir avec sa jeune sœur Uranice, qu'elle trouva dans son appartement. Cette jeune Princesse était formée assez différemment de son aînée, et si Acanthane avait une chevelure blonde et une candeur délicieuse, Uranice avait les cheveux bruns et donnait volontiers dans l'ingéniosité et la dissimulation. On eut peine à croire que ces deux personnes fussent sœurs, tant la Nature les avait rendues dissemblables.
« Ma sœur, dit Uranice en voyant sa sœur, que votre sort est beau, qu'il doit être envié ! Venez-vous partager votre bonheur avec moi, voulez-vous me conter les merveilles que vous préparent des plaisirs réservés aux Rois ?
– Non, ma tendre sœur, lui répondit Acanthane, je vous viens voir pour avouer ma faiblesse, et je sais que l'amitié qui nous unit vous gardera de rendre publique la nouvelle de mon amour. »
Comme Uranice paraissait étonnée de cette nouvelle, Acanthane lui conta son mal d'amour, les obligations de l’État, le choix qu'elle allait faire pour unir en secret l'Amour et le Devoir.
« – Vous triomphez de toutes les vicissitudes du sort, ma sœur, admit Uranice, et dans le temps qu'on vous croyait embarrassée par le choix d'un époux, vous renversez à votre avantage une situation dont les plus fières se seraient mal tirées. Je ne puis qu'approuver ces tendres desseins, alliés à de tendres sentiments ; je suis heureuse de vous voir enfin sensible, je goûte le plaisir de pouvoir vous parler d'amour. Mais enfin, ma sœur, me direz-vous pourquoi choisir Arcadore ?
– C'est que, répondit Acanthane, il paraît à mon cœur qu'il est fait plus noblement que les autres Princes, et que son feu est sincère, qu'il brûle d'une flamme pure, qui ne regarde point les appas du trône qui l'attend mais qu'il veut plus justement toucher mon cœur. Ses yeux brillants sont toujours remplis d'un espoir chimérique, que j'ai toujours dû, jusque là, me résoudre à faire périr. Mais plus j'exerçais mes rigueurs contre ce Prince aimable, plus je ressentais en mon âme une douleur plus grande que celle que je causais ; il est temps de terminer ce tourment, de couronner un amour fidèle et d'aimer qui nous aime ».
A ces mots, Uranice ne répondit qu'après un court temps, et demanda ensuite à sa sœur de la bien vouloir laisser seule un moment. Acanthane se retira aussi dans ses appartements, songeant au lendemain, où elle devait faire l'annonce de son choix. Le bonheur de retrouver Arcadore amoureux et fidèle occupa toute sa nuit, si bien qu'elle fermait à peine les yeux quand on la vint réveiller au matin. Mais lorsqu'elle confia à son premier Ministre le nom de son futur époux, afin qu'il l'aille trouver pour qu'il se préparât à recevoir l'hommage de ses feux, on chercha Arcadore, mais on le trouva point.
La Reine Acanthane n'était pas peu embarrassée de cette nouvelle, et crut qu'Arcadore avait quitté son palais pour quelque affaire pressante, et qu'il reviendrait assez vite : pouvait-il renoncer au bonheur qui l'attendait ? Elle ordonna d'attendre qu'Arcadore donnât un signe de sa présence, suspendant les festivités au succès de cette nouvelle. On chercha plus vivement Arcadore, mais on ne le trouva point. Ainsi, Acanthane retournait souvent, dans les jours suivants, à la fontaine à laquelle elle confiait jadis son malheur :
« Hélas, charmante fontaine ! Quand je méprisais les ardeurs des plus grands rois, je ne songeais pas que, pour en perdre un seul, je perdais tout le plaisir de la vie ; que me sert de traîner mon tourment dans ces aimables lieux ? Me peuvent-il plaire si je n'y vois pas ce que j'aime ? Arcadore n'est plus, et je me dois résoudre à renoncer à son amour ; il a disparu comme un souffle léger ; c'est moi qui suis la cause de sa perte car j'ai différé trop longtemps de rendre son feu légitime, et il a dû l'éteindre avec sa vie. Voyez mon infortune, fontaine charmante : j'ai perdu ce que j'aime ; pour moi tout est perdu. Je vais à présent mêler mon sang avec votre onde et laisser ma sœur sur un trône qui m'a causé tant de malheurs, heureuse de périr par un amour extrême ! »
Mais la nymphe attachée à la fontaine apparut soudainement à Acanthane et arrêta son geste de désespoir.
« Ne tournez point ce fer contre vous-même, Acanthane, et songez combien vous devez à l’État avant que de devoir à votre cœur. Quand vous veniez vous plaindre, vous n'aviez jamais osé en venir à ces solutions funestes, et vous conteniez admirablement votre amour ; ce n'est pas parce qu'il vous semble désormais impossible que vous devez finir avec lui. Comme je suis une divinité assez puissante, je vous puis aider à retrouver votre Arcadore aimé. »
Quand la Nymphe de la fontaine eut terminé, Acanthane ne voulut pas croire qu'Arcadore fût vivant. « Comment, disait-elle, se peut-il qu'Arcadore vive et qu'il ne vienne pas voir son feu couronné ? Pourquoi fait-il tant de mystères ? » La Nymphe de la fontaine répondit qu'il ne lui était pas permis de connaître la fin et les causes de toute chose, mais que sa sœur, la Princesse Uranice, connaissait un fameux enchanteur qui possédait quelques sortilèges propres à tirer cette Reine malheureuse de son embarras. Il fallait donc qu'Acanthane demande à sa sœur de lui faire préparer un filtre qui puisse la faire, selon les mots de la Nymphe de la Fontaine, sortir de la mer de ses larmes, ce qui devait commencer de terminer son tourment. Mais Acanthane avait la consigne de ne jamais dévoiler les volontés de la Nymphe de la fontaine, et devait assurer à sa sœur que ces philtres étaient pour elle-même, et qu'elle voulait enfin renoncer à un amour qui lui coûtait trop de pleurs et qui la détournait de l'exercice de l’État. La feinte parut étrange à Acanthane, mais elle voulut connaître le moyen de retrouver Arcadore, encore plus vite que de savoir les raisons qui poussaient la Nymphe de la fontaine à verser dans ces mystères.
Lorsque La Reine Acanthane alla trouver sa sœur, elle lui demanda si l'enchanteur était résolu à lui donner un philtre qui puisse la faire sortir de la mer de ses larmes, « car, lui dit-elle, voilà assez de temps que j'ai pleuré sur l'amour d'un Prince qui de toute évidence a fui ma Cour et l'espoir qu'il nourrissait de se trouver à sa tête. Il est temps que je songe à des occupations plus élevées que de sonder les détours de mon cœur, et je veux donc voir finir mes pleurs.
– Voilà bien un discours bizarre, ma sœur, mais dans la douleur où vous êtes, je ne peux que vous aider à adoucir votre mal. Vous aurez votre philtre au plus tard demain ; gagez bien que je mets toute mon ardeur à voir la fin de ce tourment, et je ne pourrais être heureuse qu'une fois qu'il sera passé ».
Le lendemain, le philtre était prêt, et Acanthane courut incontinent l'apporter à la Nymphe de la fontaine, qui, lorsqu'elle le but, assura à la Reine qu'elle pouvait enfin sortir de la fontaine, ce qui lui était interdit jusqu'alors. « C'était là, conta-t-elle à Acanthane, ce que signifiait sortir de la mer de mes larmes, car j'étais prisonnière de l'élément liquide, et je ne pouvais me mouvoir à mon gré alentour de cette fontaine, ce qui me faisait verser beaucoup de pleurs ; j'étais la victime d'un sortilège puissant que vous commencez de combattre ; je vous en rends une grâce infinie et vous aiderai donc à retrouver votre Arcadore. Mais avant, il faudrait une autre potion, qui, cette fois-ci, pût donner à mon cœur l'assurance de se montrer. Pouvez-vous aller me chercher ce bien précieux, en vous gardant toujours de ne jamais révéler mon identité ? Vous verrez bientôt les effets de ma reconnaissance surpasser les promesses que je vous fais ».
Ainsi, Acanthane retourna chez sa sœur en lui disant que le charme avait bel et bien opéré, mais que son cœur demeurait meurtri et endolori, et qu'il lui fallait un remède pour que son cœur soit fortifié et qu'il puisse revêtir une dignité royale, qui convient mieux à son rang. Uranice se flattait que sa sœur voulût éteindre toute trace de son ancienne ardeur, et lui promit que cela allait être prêt le lendemain. Mais Uranice regardait avec suspicion cet intérêt nouveau que nourrissait sa sœur pour sortir de son malheur, et le fait qu'elle veuille renoncer si fortement à Arcadore lui fit prendre la résolution que voici : elle demanda à quelqu'un de sa suite de suivre avec discrétion la reine le lendemain, afin de savoir si elle buvait le philtre dans l'instant où elle sortait de l'appartement d'Uranice, ou bien si elle en faisait un autre emploi. Uranice n'avait pu obtenir de sa sœur le moindre indice sur l'utilisation de ces sortilèges, et elle voulut par elle-même se faire une idée précise des actions de sa sœur.
Quand Uranice donna le lendemain le philtre à sa sœur, elle ne manqua pas de faire un signe à son valet à la sortie d'Acanthane. Acanthane ne but évidemment pas la potion, et la porta à la Nymphe de la fontaine. Quand ce fut elle qui but la potion, son habit de feuillage disparut, et laissa la place à une robe commune ; quoiqu’émerveillé par ce prodige, le valet d'Uranice put entendre la Nymphe dire à Acanthane : « Voilà l'effet de la potion ; je ne pouvais point me montrer dans ma forme ordinaire, et cette robe dont je suis revêtue fait assez croire que je suis une mortelle comme vous. Je puis donc vous suivre, et vous aider à chercher celui que votre cœur adore, car je sais assez bien où vous le pourrez trouver ; vous saurez bientôt tout ce que valaient les feintes que je vous obligeais de faire. Mais avant cela, j'ai besoin d'une dernière potion... »
Le messager de la Princesse Uranice n'entendit point la fin du discours de la Nymphe de la fontaine, car le zèle qui le poussait à remplir sa mission lui avait fait quitter promptement les lieux dont il se trouvait, pour porter au plus vite le rapport des événements à sa maîtresse. Uranice ne répondit rien, et promit même de favoriser une dernière fois sa sœur lorsqu'elle viendrait lui demander la prochaine potion, ce qui ne tarda point. « Je le ferai , dit Uranice à sa sœur quand elle vint lui demander une potion qui devait la faire sortir de son funeste état, et soyez sûre que dès demain vous recevrez de mes mains ce remède. Mais, ma sœur, venez chercher ce bien chez l'enchanteur ; vous savez où est son laboratoire, je vous y attendrai. »
Le lendemain, lorsque Acanthane se présenta au laboratoire, Uranice l'attendait en regardant par la fenêtre grillagée d'un air mystérieux qui dissimulait quelque tour malicieux qui imprima un je ne sais quoi de frayeur dans l'esprit de la Reine. Il fallait dire combien ce lieu était terrible, car on eût dit une sorte de prison, noire et funeste. Uranice lui porta enfin la fiole désirée ; mais voyant l'empressement de sa sœur à sortir de ce lieu affreux, elle l'arrêta et lui dit :
« Ma sœur, voici quelques jours que je ne vous vois que très rapidement, vous passez comme une fusée dans mes appartements, disparaissez de longs moments, me demandez des philtres qui feraient trembler les Enfers, ce que je vous donne avec amitié et sollicitude. Mais enfin, Acanthane, oserez-vous me dire les raisons de ces soins pressants ? Faut-il y voir la seule quête du repos que vous perdîtes ? Faut-il tant d'enchantements pour vous guérir de l'amour ?
– Que vous importe la façon dont je me soigne, répondit confusément la Reine, car l'amour me fait tant gémir que je ne vois que des succès extrêmes, et je comptais sur votre amitié pour que vous ne regardiez point cela d'un œil trop curieux.
– Je regarde mes philtres avec les yeux qu'il faut, Madame, et ce que vous me demandez là n'est point un remède d'amour, car les pouvoirs en sont trop puissants pour soigner des pleurs, fussent-ils les pleurs d'une première amour : non, je sais sûrement que vous vous ingéniez à je ne sais quel secret, qui doit me faire ombrage. »
Quoique la reine Acanthane fit remarquer qu'un tel soupçon avait lieu de l'offenser, Uranice demanda, avec une telle insistance qu'on eût dit un ordre, que sa sœur bût sous ses yeux la fatale potion, car elle prendrait beaucoup de plaisir à la voir guérir incontinent. La ruse d'Uranice rendit la Reine interdite, ne sachant que résoudre. Comme elle ne bougea point, Uranice lui dit :
« Voyez, vous n'osez boire ce que vous vouliez faire passer pour votre usage. Il n'est plus temps de vous tourmenter ni d'essayer d'obtenir des fausses couleurs que vous me présentez des explications sensées : je sais votre secret, et vous allez frémir de l'issue que je lui vais donner : je sais que la Nymphe de la fontaine vous emploie à venir chercher ces fioles pour les utiliser ; aussi bien que cette fontaine puisse être cachée, je découvre que vous me bravez. »
– Hélas, comment vous puis-je braver ? Quel mal vous causais-je, se désola Acanthane ; et pourquoi vous intéressez-vous dans le sort de cette Nymphe charmante ?
– Apprenez, audacieuse, que le même amour que vous sentiez pour Arcadore a enflammé mon cœur, que l'espoir que je nourrissais de le voir toujours éloigné de vous a fait croître ma flamme, et que je ne puis plus la tenir désormais enfermée ; ah ! Quel malheur quand vous m'apprîtes que vous le choisiriez, quel affreux tourment que de voir ce qu'on aime au pouvoir d'une heureuse rivale, que l'Envie et la colère ont déchiré mon triste cœur ! Quoi ! Ma propre sœur m'ôte un bien qui m'était dû, et qu'elle m'a fait miroiter assez sûrement. Vous ne pouvez pas trop payer la douleur qui me presse, et la mort même ne flatterait point mon amour outragé. Pour vous faire sentir la rude atteinte du désespoir, je voulus que vous souffriez dans ce que vous aviez le plus aimé, et c'est pourquoi j'ai commandé la disparition d'Arcadore ; je voulus l'enchanter pour qu'il m'aime, mais son amour pour vous était si fort que même la puissance infernale ne le put résoudre à renoncer à vous ; devant que de devoir le faire périr pour qu'il paye par son sang un amour qui me fait horreur, je décidais de le changer de figure, afin que personne ne le puisse reconnaître ; mais par faiblesse, je lui laissais le choix de sa métamorphose, et il décida d'être changé en la Nymphe de cette fontaine reculée, dont je ne soupçonnais pas même l'existence. J'y voyais là le moyen d'être à jamais à l'abri du monde ; je ne pouvais pas me figurer que c'était un moyen pour vous reconquérir. Me voilà trompée et abusée, mais lorsque je crois recevoir le dernier coup funeste, j'ose renverser le sort à mon avantage, et vous séparer pour jamais : voyez l'effet de mon pouvoir ! »
Aussitôt, les fenêtres et les ouvertures du laboratoire s'obstruèrent, à l'exception d'un petit trou qui dispensait une faible lumière depuis le toit, et cette obscurité terrible glaça la Reine. Uranice lui dit qu'il s'agissait là de sa dernière demeure, car ce laboratoire venait d'être enchanté pour qu'elle n'en puisse jamais sortir.
A ces mots, Uranice se changea en corbeaux et cette troupe affreuse sortit par l'unique ouverture de cette prison ; « Hélas ! Soupira Acanthane, quelle destinée pour nos amours ? Dans ces funeste lieux où l'on me livre la guerre, je n'ai plus qu'à mourir. Hélas ! Comme la mort est lente ! Combien je désire désormais éteindre ma flamme avec ma vie, quoi ! si Arcadore n'est plus assuré de vivre, Acanthane peut-elle encore demeurer vivante ? Où puis-je trouver une aide propice ? A qui puis-je avoir recours ? Fermez-vous, mes tristes yeux, vous versez inutilement des larmes pour quelque chose que vous avez perdu. Qui sait ce qu'Uranice va faire subir à Arcadore... Je tenais presque dans mes bras l'amant dont mon cœur était charmé ; qui pouvait croire que cette Nymphe fût l'aimable Arcadore ? De quel bizarre sort me vois-je poursuivie ? Que puis-je... »
La Reine s'interrompit brusquement, car elle se souvint qu'elle avait conservé la potion de sa sœur, qui devait la faire sortir de son funeste état ; en jouant de la chance, elle espéra que cette potion romprait le charme qui l'attache à cette prison terrible, et qu'elle pourrait retrouver Arcadore avant qu'il ne lui arrive malheur. Lorsqu'elle but la potion, la prison se dissipa, et Acanthane se trouva au milieu d'une épaisse forêt, mais qui lui était familière, car elle reconnaissait les alentours de sa fontaine d'amour. Elle bénissait le sort de lui être si secourable, et il fallait bien croire que le dieu même de l'Amour déversait toutes ses faveurs sur cette Reine éperdue. Elle n'eut pas le temps de beaucoup avancer qu'une femme à la silhouette familière s'approcha d'elle à grands pas.
C'était la Nymphe de la fontaine, dans sa robe commune, autrement dit Arcadore ! « Oh ! Arcadore, mon bonheur et ma joie ! Je vous retrouve enfin, chez objet de ma flamme ! s'exclama la Reine, comment vous puis-je rencontrer si vite et si favorablement ?
Avant que la Nymphe ne commence un quelconque récit, Acanthane lui donna le reste de la potion (car elle n'avait pas tout bu en prévoyant d'en donner à Arcadore) et aussitôt, Arcadore parut à ses yeux, et il lui semblait même qu'il fût plus beau qu'à l'accoutumé. Arcadore lui raconta qu'il l'avait suivie à la fontaine un jour, et que pour cette raison, lors de l'odieux marché que lui fit Uranice, il désira être changé en une Nymphe attachée à ce lieu, pour conserver le plaisir de la voir encore ; mais en faisant l'épreuve de la voix, il crut bon de renverser le sortilège dont il était atteint, en dissimulant cette fin, car l'empressement aurait pu être fatal trop tôt : c'est pourquoi il avait parlé à mots couverts à Acanthane. Celle-ci, heureuse de cette précaution, lui demanda ce qu'il advenait d'Uranice ; il lui répondit qu'elle était venue à la fontaine en furie, et qu'elle voulait lui faire une mortelle violence. Mais comme l'eau de la fontaine avait une vertu magique, il a suffi qu'Arcadore fasse rejaillir sur elle un peu de cette eau pour qu'Uranice demeure immobile et se changea en un rocher affreux, qui borde désormais la fontaine. Acanthane ne savait point le pouvoir de cette eau, et se flatta de ne l'avoir jamais utilisé. Arcadore lui dit que les pleurs qu'elle avait mêlés à la fontaine, ces pleurs qui trahissaient un pur et tendre amour, avaient contribué à enchanter la fontaine, et qu'elle servirait désormais à éprouver la vérité des ardeurs des amants, tout comme à punir les cœurs ingrats.
Et de conserver sa fierté.
Pour le fidèle amant rien n'est plus redouté.
Qu'on fait la preuve de l'amour.
Pour se voir heureux à son tour.
Si le plus grand des cœurs n'était sensible un jour.