Une pièce de taille moyenne. Un tapis, un peu crépu, un peu décoloré, qui recouvre presque entièrement le parquet sombre. Un canapé, tissu défraîchi et détendu. Un fauteuil, cuir tanné par les années. Une grande table en ébène. Cinq chaises assorties. Au fond, devant le sofa, un meuble carré, au bois un peu abîmé, sur lequel repose une télévision à l’écran bombé. Enfin, sur un pouf un peu écrasé, un chien se repose.

Ce chien peut se démarquer des autres par de multiples façons. Son poil est trop ras, trop gris, trop terne. Sa truffe ne brille pas. Ses yeux sont éteints. Sa queue pend tristement, les plis de sa peau son trop marqués. Il lui manque un morceau de son oreille droite. Pour cela, il est appelé familièrement Van Gogh.

« Il est vraiment vieux, ce Van Gogh. »

« Tu parles, il ne sert à rien. »

« Je suis sûr qu’il ne survivrait pas trois jours, si on le jetait dehors. »

Le vieux chien est la cible de toutes les moqueries. Toutes l’atteignent. Les mots, incompréhensibles, viennent se ficher dans son cœur, et le ton venimeux qu’emploient ses maîtres le touchent plus qu’on ne pourrait s’y attendre. Mais il ne peut rien dire, rien faire. Il ne peut pas intervenir. On le mettrait alors au chenil, et ce serait réellement la fin de sa vie. Alors, Van Gogh baisse les oreilles, pose sa gueule sur le tissu rêche de son pouf, étouffe un bref jappement, puis se tait. Il ne sait faire que cela, se taire.

Ce soir là, l’ambiance dans la maison semble être à la fête. Un air des Beatles, récent, passe à la radio. La télévision est allumée, mais le son est mis au plus bas. La maîtresse de maison circule dans les différentes pièces, tantôt armée d’un balais, tantôt portant un plat à gratin. Parfois même, Van Gogh, piteusement étalé dans un coin de la pièce, la surprend à chatonner. Elle esquisse quelques pas de danse et passe dans la cuisine.

Un réveil marron est posé sur l’étagère. Une petite fille, cheveux blonds noués en nattes, s’applique à déchiffrer l’heure.

« Il est… euh… vingt… vingt heures… dix ? fait-elle, et ses yeux clairs reflètent son innocence.

- C’est exactement ça, ma chérie, fait un homme brun à la raie sur le côté. C’est vraiment bien. »

Il prend un instant la fillette dans ses bras, puis la repose et dépose un léger baiser sur son front. La petite fille rit un instant, et le vieux chien se sent jaloux de tant d’affection.

L’homme jette un œil à l’animal. Si celui-ci cherchait à se faire oublier, sa manœuvre est ratée. Son regard marron s’assombrit un peu, et il se détourne. La petite fille, quant à elle, sent une forme de pitié s’emparer d’elle et s'accroupit devant la bête.

« Tu sais, t’es vraiment pas beau, toi. Je sais pas pourquoi papa et maman te gardent mais… je pense que tu me manquerais si t’étais pas là. »

Aussi simplement qu’elle est venue s’installer devant lui, elle repart, juste comme ça. Sans un geste d’affection de plus, sans une parole réconfortante de plus. Malgré cela, malgré cette distance apparente, et malgré le fait qu’il ne comprenne pas ce que la fillette vient de dire, les yeux de Van Gogh s’humidifient. Car cela fait si longtemps que personne ne lui a pas parlé, simplement parlé, sans dégoût ou sans rancœur dans la voix. Car même pour un chien, la chaleur humaine, c’est important.

La soirée a bien avancé. Les parents rient, la fillette se tait mais ses yeux sont amusés. Malgré tout, ceux-ci commencent doucement à se fermer, et un premier bâillement franchit ses lèvres rosées. Son père pose sur elle un regard tendre, et sa mère lui dit d’une voix douce d’aller se coucher. Alors, d’une voix déjà ensommeillée, la petite dit bonsoir à son papa, esquisse un sourire discret à l’attention de Van Gogh, qui n’a pas bougé de la soirée, et se fait accompagner dans sa chambre par sa maman.

La maîtresse de maison revient bientôt, et les deux époux vont s’installer dans le canapé. Le vieux chien fait quelques pas hésitants en leur direction. Vont-ils le repousser ? Vont-ils le chasser ? Mais lorsqu’il pose sa lourde masse sur le tapis, entre le sofa et la télévision, aucun des deux n’esquisse quoique ce soit envers lui. Leur indifférence le blesse plus qu'un vrai rejet ; il a l'impression de ne pas exister. Et ça le détruit.

Le son est de mauvaise qualité. Soudain, une musique assourdissante, jouée par des trompettes, explose dans le téléviseur, et les deux adultes sursautent. Van Gogh, lui, se contente de remuer un peu. Son ouïe, désormais bien faible, n’est pas assez puissante pour capter toute l’ampleur du bruit de la fanfare.

Quelqu’un débite à toute vitesse un discours qui semble important. Aussitôt, chaque parole est traduite, et les parents poussent des cris de joie qui intriguent un peu l’animal. Alors, il décide de se concentrer pour tenter de comprendre ce qu’il se passe. Mais il a beau écouter, le sens des paroles lui échappent, tout comme l’euphorie de ses maîtres.

Finalement, il abandonne, furieux de n’avoir pas su être plus persévérant et déçu d’être lui-même. Ses yeux se ferment, et une dernière phrase s’imprime dans son cerveau de chien.

« That’s one small step for man, one giant leap for mankind.¹ »

¹C’est un petit pas pour l’homme, et un bond de géant pour l’humanité. Neil Armstrong

Le vieux chien est heureux.

S'il y a une chose dont il peut être sûr, c'est bien celle-là. Le maître est tellement bon avec lui. Cher maître, il l'aime tant ! Depuis qu'il l'a recueilli, il a donné un nouveau sens à son existence. Il représente tout pour lui. C'est lui qui l'a nourri et soigné. Il ferait n'importe quoi pour lui, jusqu'à donner sa vie. Telle est la pensée du vieux chien, à moitié endormi sur son tapis usé, dans l'attente du retour du maître.  

Le bruit d'un autoradio clamant le nouveau hit des Stones, Satisfaction le sort de sa torpeur. La chanson préférée du maître. Le voilà rentré ! Le vieux chien se lève difficilement pour aller l'accueillir. Sans toutefois aboyer, car le maître n'aime pas ça. Mais toute son attitude traduit sa joie face à son retour ! Celui-ci lui gratte les oreilles avant d'allumer la télévision. Ce nouvel engin, et ses petits hommes en noir et blanc qu'il voit faiblement bouger, intriguera toujours le vieux chien. Le maître se prépare à dîner tout en regardant l'écran animé. L'odeur de viande grillée fait saliver le vieux chien, mais son tour viendra plus tard, après la promenade. Vient le moment où le maître passe à table. Comme à son habitude, le vieux chien se couche à ses pieds, ce qui peut parfois l'énerver, mais pas aujourd'hui. Un morceau de viande tombe de la table. Normalement, tout ce qui est au sol est au vieux chien, mais il attend tout de même l'accord du maître, qui le lui donne. Il est gentil, ce maître. Pas comme l'ancien.

Jamais l'ancien maître ne lui aurait permis de manger autre chose que la viande rouge qu'il daignait lui procurer. D'ailleurs, jamais il ne l'aurait admis autre part que dans sa cage, dans ce sous-sol sombre et humide. Le vieux chien préférerait oublier ces souvenirs, mais ils font partie de lui, tout comme sa nouvelle vie avec le maître. Une vie bien différente de l'ancienne, triste et douloureuse. Le vieux chien a été dressé dans un unique but : être le plus fort et le plus agressif. Dès son plus jeune âge, il a vu ses frères et sœurs éliminés parce qu'ils ne se montraient pas assez dominants. Puis il a été séparé de sa mère, pour être enfermé dans cette cage qui deviendra son seul univers pendant les années à venir. Années d'abord rythmées par  les mauvais traitements : le maître faisait tout pour le rendre plus agressif (enfermement, privation de nourriture) et à la moindre contrariété, le battait. Puis, il lui a amené de petits animaux. Ça a commencé par des rats, puis des chats et des petits chiens. Il les enfermait avec lui dans un placard... Et, une fois que le maître le jugea prêt, ce furent les combats. Impossible d'oublier les cris des hommes autour de l'arène, dans ces caves sordides. Le stress. L'adrénaline. La violence. La douleur. Encore et toujours. Et, malgré tout, il aimait le maître. Il l'aimait et il le craignait.

Puis, tout ça prit fin. Les bruits stridents des sirènes. Les lumières bleues des gyrophares. Les cris d'alerte. Les hommes venus arrêter un combat et emmener avec eux les maîtres qui s'enfuyaient. Le vieux chien, apeuré, n'a pas compris tout de suite et a tenté de mordre et de fuir, mais ces hommes se sont montrés doux et l'ont calmé. Et ils ont pris soin de lui, ont guéri ses blessures, l'ont soigné. Le maître était l'un d'eux et l'a accueilli chez lui. Les débuts n'ont pas été simples, mais, au fur et à mesure, la confiance s'est installée. A force de douceur et de compréhension, tous deux sont devenus les meilleurs amis du monde. Depuis, tout se passe pour le mieux. Chaque jour ressemble au précédent, paisible et tranquille. Comme ce jour, qui se termine.

De même que le repas du maître. C'est maintenant l'heure de la promenade, moment préféré du vieux chien. Le maître se prépare, chausse ses mocassins, enfile sa veste, avant de mettre son collier et la laisse au vieux chien. Puis tous deux sortent de la petite maison, le maître récupère une lampe-torche dans sa Mini et ils commencent leur route vers le parc. Ils y parviennent rapidement et le maître libère le vieux chien de sa laisse. Le voilà donc, furetant à travers les buissons, reniflant ici et là, jouant avec le maître. A cette heure-ci, tout est calme, il fait quasiment nuit, il a tout loisir de courir où il veut et il ne s'en prive pas. Soudain, il se dresse, en position d'arrêt. Il a flairé une odeur qui lui déplait. Une odeur qu'il ne connait que trop bien. L'odeur d'un chien sur le point d'attaquer. Et, en effet, un chien errant s'approche, grognant, le poil hérissé. Ses yeux luisent dans la nuit tombante. Le maître a peur. Le vieux chien doit le protéger. Il se place devant lui, tous les sens aux aguets, prêt à le défendre. L'autre chien s'avance, jaugeant son adversaire. Qui se met à grogner également. Il s'approche encore. Et s'élance.

Les anciens réflexes du vieux chien, issus de tous ces combats, reprennent le dessus. Mordre le premier. Viser la gorge. Prendre le dessus. Mettre l'autre à terre. Mordre. Griffer. Mordre encore. Être le plus rapide. Le plus fort. Pour le maître. Les jappements résonnent dans la nuit. Les morsures s'ensuivent, des deux côtés. L'autre est plus jeune et vigoureux, mais le vieux chien tient bon. Il encaisse les morsures et les griffures et finit par atteindre l'autre à la gorge. Qui, dès lors, ne bouge plus.

Le vieux chien se couche. Il est fatigué et il a mal. Le maître accourt vers lui, en hurlant son nom. Il est triste. Mais il est sain et sauf.

Le vieux chien est heureux.