Alors que le soleil entame sa descente dans la Voute, je distingue enfin les hautes marches d'Esmerin'ja, qui était, il y a quelques décennies encore, le plus majestueux des temples de Frin'ja.

Ma respiration s'accélère. Je lève simplement la main, pour ordonner une halte. Une fois à terre, menant mon cheval par la bride, je me dirige vers le Prince, visiblement exaspéré de recevoir un ordre de celui qui n'est que son garde du corps. Faisant jouer mes doigts, je lui explique qu'à partir d'ici, il me faut continuer seul.

« Il n'en est pas question ! rétorque le jeune homme, essuyant la sueur qui ruisselle sur son front. Vu le temps que ce détour nous a fait perdre, j’étends bien pouvoir admirer les fresqu… »

Je le coupe d'un geste sec.

« Je refuse que le temple soit profané une seconde fois. » À défaut de mots, mes doigts s'expriment d'un ton sans réplique. « Aucun homme n'est admis dans l'enceinte du temple.

— Alors va, Valdr. Ce ne sont que de vieilles ruines, de toute façon, rien qui n'en vaille la peine. »

Le Prince me tourne le dos, me dispensant de formuler une réponse. Il est de toute façon vain d'essayer de discuter avec lui dans ces moments-là. Je m'éloigne, réprimant un sourire.

En chemin vers la grande porte, je suis rejoint à pas de loup par Sianya, la sœur du prince, et je n'ai cette fois aucune raison de la dissuader de me suivre. Elle est vêtue d'un simple pantalon de voyage flottant, fourré dans des bottes de cuir souple qui lui permettent d’avancer sans bruit. Sa maigre poitrine est noyée dans les plis d'un chemisier de soie d'un blanc éclatant. Une tenue peu convenable pour une jeune fille de noble lignée, mais bien plus pratique que la lourde veste de velours de son frère, aux couleurs criardes.

« Et n'y passez pas la journée. Vous ne tenez pas à ce qu'on passe la nuit dans cette vallée battue par les vents.», lance finalement celui-ci, assis sur ce qu'il reste d'une colonne, arrangeant les plis de son long manteau pourpre d'une main distraite.

Tandis que le reste de la troupe s'active à installer un camp provisoire au milieu des ruines, j'enjambe l'un des battants de la grande porte effondré au sol. Et pénétrant dans la fraîcheur de l'ancien temple, suivi de près par la princesse, je perds conscience de l'agitation qui règne à l'extérieur.

Un silence, apaisant. Ce silence s'installe sur nous, uniquement perturbé par le bruit de nos pas.

Le long couloir, creusé à même la montagne, s'enfonce dans l'obscurité, pour finalement déboucher sur un vaste hall, où les murs habilement sculptés alternent avec les parois rocheuses, sur lesquelles les mains de l'homme n'ont jamais œuvré. De gigantesques colonnes s’élancent vers un plafond irrégulier, où des ouvertures laissent passer ça et là la lumière chaude du soleil couchant, comme atténuée. J'avais fini par croire que mes souvenirs de ces salles majestueuses n'étaient que des chimères, une réalité déformée par ma jeune imagination. Et tandis que mon regard se perds dans la contemplation des voûtes, je me sens tout petit, plus petit encore que quand je vivais ici, et que l'habitude m'avait fait perdre conscience de cette immensité.

Ce silence, anormal. Ce silence, qui n'avait jamais eu sa place, dans l'Esmerin'ja

J'entends encore les rires de ma sœur, alors que je la poursuivais dans les corridors. A bout de souffle, nous nous roulions ensemble dans l'herbe basse, et je la serrais fort dans mes bras, parce qu'elle était tout ce que j'avais. Il y avait bien d'autres enfants, mais elle seule était de mon sang. Assis sur les mosaïques complexes qui couvraient les sols, nous écoutions attentivement Soeur Iemune qui nous contait les histoires des Anciens Temps. Il y avait aussi le chant des prières, des chants à la gloire de notre déesse maternelle, qui ponctuait les journées.

Le temple était un lieu de joie, un lieu de musique. Un lieu de vie. Assurément pas un lieu où le silence avait sa place.

Ce silence, insidieux. Ce silence, bouleversé par un unique hoquet de surprise de la jeune princesse, qui me ramène à la réalité.

« J'en perds mes mots, Valdr, murmure t-elle, dans un souffle. Je suis sûre que même le palais de l’empereur Hannon ne rivalise pas avec cette grandeur. »

Elle a du mal à chasser de son esprit son mariage prochain avec le fils du dit Empereur. Nous reprenons notre chemin.

Je l’entraîne dans les profondeurs de ce temple qui a tant compté pour moi. Elle m'est sans doute reconnaissante de cette distraction, qui lui permet d'oublier ce qui l'attend à la fin de ce périple, tout comme j'accueille avec grand plaisir chacune de ses remarques, qui vient troubler le silence qui pèse entre ces murs !

Nos pas nous mènent au beau milieu d'un jardin intérieur, baigné par la lumière crépusculaire. Une lame tachée de rouille attire mon regard : elle est prise entre les racines d'un arbuste agonisant, comme si il avait tenté de l'emporter avec lui dans les profondeurs de la terre. Un vestige. Un unique vestige de la  sauvagerie dont ces jardins antiques ont été témoins. Tant de sang versé ! Pourtant on ne distingue plus une trace de ces massacres. Seuls les souvenirs persistent.

Ce silence, terrible. Le silence de mon propre cri, me réveillant en sursaut, quittant un cauchemar qui m'a vu me battre à nouveau.

D'abord un enfant arraché aux siens. Ses yeux croisent ceux de sa sœur, à l'abri au cœur des frondaisons, et naît la certitude qu'il ne la reverra jamais. Puis un orphelin qui s'accroche à la vie, les doigts crispés sur sa lance, au cœur de la bataille. Tous ses compagnons d'infortune sont tombés au combat. Un esclave prometteur, au service de l'Empereur, résigné à devenir comme ceux qui lui ont tout pris. Trahissant sa nature. Enfin un guerrier formidable, offert à la famille du Prince, premier pas vers l'alliance qui sera définitivement scellée à l'issue de ce périple.

Un genou à terre, sur un tapis de feuilles mortes, j'adresse une dernière prière à  Frin'ja. Puisse t-elle pardonner aux Hommes leurs cruautés passées, et leurs cruautés à venir. Puisse t-elle me pardonner. Et tandis que le silence, oppressant, se referme sur nous, je sens sur mon épaule la main de Sian. Sans un mot, elle m’attire contre elle, et dans son étreinte, je fais le deuil de cette vie passée. Il y a longtemps que je n'ai plus ma place ici.

Les minutes passent. Tendrement, la jeune fille chasse d'un doigt une larme qui serpente sur ma joue. Je ne peux m’empêcher de lui rendre son sourire. Je me redresse, et pendant que je lui tend la main pour l'aider à se relever, j'adresse un dernier au revoir muet au foyer de mon enfance, apaisé.

J'ai un nouveau foyer aujourd'hui.