Une boule de neige et un sourire

Ce matin, je dois me rendre en ville pour régler quelques affaires urgentes. Il fait un beau soleil malgré le froid. J'appelle Sophie, je vais lui demander de me retrouver au restaurant chez Gégé. Ceci fait, je me prépare à sortir. Gants, bonnet, écharpe . . . Où est donc passée mon écharpe ? Il va falloir que je me décide à faire un peu de rangement ici.

Aaa ! La voilà, bien cachée derrière le meuble de l'entrée. Tiens ! ! ! Qu'est-ce que c'est ? Une enveloppe qui est tombée derrière avec mon écharpe ! Je la retournes et je regardes la date. Oups là, ça fait un mois qu'elle est là. J'ouvre rapidement la lettre.

« Mon cher cousin, il y a longtemps que nous ne nous sommes vu et . . . bla bla bla . . . Signé ta cousine Jennie. »

Zut, il est 8h00 et la petite arrive à 9h00 à la gare, je dois me dépêcher.

45mn de route et je retrouves ma petite cousine de 6 ans accompagnée d'une dame de la gare.

Accompagnatrice : Bonjour monsieur, vous êtes bien monsieur Solaire ?
Moi : Oui madame, bonjour, c'est Stéphanie qui est avec vous ?
Accompagnatrice : Oui, c'est bien elle, je vous la confie, mais d'abord je voudrai voir votre pièce d'identité afin de m'assurer que vous êtes la bonne personne.
Moi : Mais sans problème.

Une fois Stéphanie récupérée, je l'emmène à ma voiture et tente d'engager la conversation avec elle. Malheureusement, je n'obtiens aucune réponse à mes tentatives. Je décides donc de l'emmener avec moi pour régler mes affaires, puis je retrouverai Sophie au restaurant. Alors la neige s'est mise à tomber. D'abord doucement, puis de plus en plus fort.

. . .

Il est midi et j'ai enfin terminé ce que j'avais à faire, Stéphanie ne m'a pas gêné du tout, sage comme une image, discrète, elle m'a suivit partout comme mon ombre. J'aimerai bien voir un sourire sur son visage si triste. J'aimerai bien aussi savoir pourquoi elle est si triste et ne me parle pas.

Arrivés au restaurant, nous rejoignons Sophie. Je lui explique la raison de la présence de Stéphanie. Nous nous installons à table et je laisse Sophie commander pour la petite. Après le déjeuner, nous décidons d'aller au parc, en face. La neige tombe toujours, mais les rues ont été dégagées. Dans le parc, nous voyons des enfants jouer avec la neige, ça me donne une idée. Je m'écarte légèrement des filles et je ramasse un peu de neige.

Moi (très fort) : Sophie

Et paf ! Je lui balance une boule qui lui touche l'épaule, juste comme elle se retourne. Je me mets à rire en voyant sa tête. Plié en deux, je ne remarque pas qu'elle ramasse de la neige à son tour. C'est la bouche grande ouverte que je me prend sa boule en pleine figure. C'est alors que commence une bataille entre nous deux.De temps en temps, j'en envoie une à Stéphanie en prenant soin de ne pas la toucher à la tête. Je me casse la figure en essayant d'éviter une boule de Sophie et je vois avec plaisir que la petite sourit , puis elle se penche et ramasse de la neige. Elle se range à coté de Sophie pour me bombarder. Au bout d'un moment, des enfants à proximité se joignent à nous et cela devient une bataille rangée.

Deux heures plus tard, quelques mamans commencent à appeler leur progéniture, il est temps de rentrer pour prendre le goûter, pour les enfants. Puis nous nous retrouvons à nouveau tous les trois. Tout le monde était content, fatigué, mais content. Tout le monde à bien rit, même Stéphanie, je l'ai vue.

Pendant que je la regardais, elle s'est approchée de moi et m'a tendue une lettre que lui avait confiée sa tante. Après avoir lu cette lettre avec Sophie, j'ai enfin compris. Stéphanie à perdues ses cordes vocales à la suite d'un accident durant lequel elle a aussi perdu ses parents. C'est la raison de son mutisme. Je dois lui trouver une école spécialisée.

Moi : Demain, je t'emmène t'inscrire dans cette école, ensuite nous reviendrons ici pour faire une nouvelle bataille de boules de neige.

Elle secoue la tête vigoureusement avec un grand sourire. Elle est d'accord.

La bataille...:


            Les boules de neige volent de part et d'autre, feu croisé d'une blancheur éclatante. Pensez, une centaine d'hommes qui s'envoient leurs projectiles à la tête, ce n'est pas rien. Les deux camps devraient être bien organisés,  après tout, ils ont l'habitude, mais aujourd'hui, ils manquent de cohésion : chacun semble n'en faire qu'à sa tête, ne penser qu'à laisser exploser sa joie.
        Sur la plaine enneigée règne la pagaille. Chacun hurle, prévient son voisin, parfois son adversaire. De temps à autre, un chant de Noël s'élève, et la bataille se fige, le temps que tous le reprennent à pleine voix, instant de grâce volé au destin.
        Et cela dure depuis le petit jour. A-t-on jamais vu ça ? Bien sûr , tous n'y participent pas: certains ont préféré dormir, d'autres ont joué au football, sur un terrain improvisé et crevassé. Certains ont même pris des photos au cours du match.
        Mais cet après-midi, les hommes sont redevenus des enfants, qui jouent dans la neige, se la lancent au visage, se courent après, se bombardent. Les visages sont joyeux, détendus, les soucis oubliés.
        Aujourd'hui, plus rien ne compte, plus rien n'est important, sauf de rire, de rire enfin, à gorge déployée, en se baissant pour esquiver une boule, en façonnant la sienne avec cette belle, bonne neige qui recouvre tout, qui masque tout, qui dissimule tout.
       Les boules volent, inoffensives, drôles, incongrues.
       Oublié, le froid mordant. Oubliée, la peur quotidienne, oubliées, la souffrance et les larmes. En ce jour de Noël, tous s'amusent, tous ces hommes que plus rien ne sépare.

             Sauf un homme, isolé. Il fume sa pipe en silence, et la désapprobation se lit sur son visage. Aux yeux des autres, qu'importe son attitude! En ce jour de Noël, nul ne veut tenir compte de ses états d'âme. Mais il ne peut pas partir, il n'en a pas le droit.
        A quelques mètres de lui, un jeune gars d'une vingtaine d'années, blond comme les blés,  canarde à tour de bras un petit groupe de méridionaux pas plus vieux que lui, encore étonnés par toute cette neige. Soudain, ceux-ci s'unissent, foncent sur leur adversaire, et la scène se termine dans une amicale empoignade, chacun tentant de remplir la vareuse de l'autre de belle et bonne neige.
        Mais lui, l'homme silencieux, ne veut pas participer : il se doute bien que ces instants volés au temps rendront le lendemain plus cruel encore. Il sent bien que demain, lorsque la fête de Noël aura touché à sa fin, que le quotidien aura repris ses droits, ces hommes regretteront cette journée.
        Alors il reste là, vieux sous-officier sans illusions, silencieux, à regarder ces jeunes gens se lancer  leurs boules de neige au visage, en riant comme des gamins dans une cour de récréation. Il est le spectateur muet de leur joie, de leur simple humanité, qui resurgit alors que tous pensaient l'avoir oubliée, cette humanité qui les pousse à fraterniser le temps d'une bataille, de boules de neige cette fois, sans distinction entre Français, Anglais et Allemands, ici, près d'Ypres, en ce jour de Noël 1914.

VieuxFranz