___Le chemin slalomait entre les différents arbres qui peuplaient la forêt. Il était jonché de leurs feuilles qui, mourantes et faibles, s’étaient laissées tomber à terre. On ne voyait plus la différence entre le chemin et les fourrés.

___Certaines feuilles résistaient, puisaient dans leurs dernières forces ou bien étaient plus fortes que d’autres, mais elles finiraient toutes par tomber tôt ou tard. Déjà, elles avaient revêtu la couleur de leur vieillesse, d’autres même celle de leur mort. Elles se préparaient chacune de son côté pour la chute.

___Le vent se leva. Pour la plupart débutait un combat pour leur vie. Elles tentaient de s’accrocher à leur branche, à leur vie, ne pas la lâcher. Mais leur faiblesse en faisait un combat déloyal. Beaucoup furent vaincues ce jour-là tandis que les survivantes profitaient du répit que le vent leur donnait après son passage. Certaines encore n’avaient même pas essayé de lutter. Trop vieilles, trop faibles, trop lasses, elles avaient attendues patiemment le vent, le laissant les arracher, rejoignant doucement leurs congénères précédemment tombées au combat.

___Les jours passèrent, et les survivantes se firent de plus en plus rares. Beaucoup d’arbres avaient désormais perdu leur revêtement d’été et se préparaient au froid de l’hiver qui s’annonçait de plus en plus chaque jour. Les feuilles restantes voyaient leurs sœurs partir les unes après les autres, sans pouvoir rien faire d’autre que les observer s’en aller.

___Ce matin-là sur le chemin régnait un silence de mort. Personne n’était venu se promener, pas un enfant ne jouait en riant dans les feuilles mortes, sous le regard amusé des adultes. Comme chaque année quand le froid se faisait de plus en plus mordant, le premier matin de novembre était calme. Les animaux en profitaient pour s’aventurer sur le chemin qu’ils évitaient toujours à cause du bruit de l’homme dont ils avaient horreur et peur. Un jeune renard espiègle s’amusait à courir, sauter, creuser un tunnel dans le tas de feuilles mortes qui recouvrait le sol terreux. Il sortit son museau au dehors, renifla, éternua, soulevant ainsi des dizaines de feuilles qui s’envolèrent, surprises par le vent soudain.

___Les feuilles tombèrent par dizaines, et le renard s’amusait à les pourchasser, sautait le plus haut qu’il le pouvait pour les attraper, en vain. Le vent était joueur lui aussi. Il ne voulait pas laisser l’animal lui prendre ses jouets. Tant pis. S’il ne voulait pas le laisser jouer, alors il s’en irait.

___Le vent, s’ennuyant de jouer seul, cessa, laissant ses rares jouets restants tranquilles pour le moment.

___Elles grelottaient. Leur fin était proche, elles le savaient toutes. Aucune d’entre elles ne passerait l’hiver. Aucune d’entre elles n’avait jamais passé l’hiver. Il n’était pas rare d’en voir mourir et rester accrochées à la branche somnolente de leur arbre, mais comme toujours le vent les délogeait rapidement. La place des mortes était à terre. Et le vent avait pour rôle de s’en assurer.

___Des cloches sonnèrent au loin, dans la vallée entourée de collines devenues orangés à l’automne. Une rumeur s’éleva de la ville qui semblait s’éveiller. Les cloches cessèrent leur tintement sourd et tout redevint silencieux.

___Ce fut le moment que choisit une feuille pour se détacher. Elle n’était pas morte, et le vent ne s’était pas levé. Elle avait décidé de chuter d’elle-même, bien qu’elle ne fût pas encore trop affaiblie. Elle aurait pu rester encore quelques jours sur cette branche, mais elle voulait voir ce qu’était la chute, elle voulait sentir pleinement la sensation de voler. Elle agonirait des jours durant au sol, avant de mourir comme les autres, mais le jeu en valait la chandelle.

___Elle s’éloigna de son arbre, ses sœurs ne comprenant pas. Aucune feuille ne faisait une telle chose d’ordinaire. Seul le vent les arrachait, seul le vent se donnait le droit de pouvoir les arracher à la vie.

___Ce dernier ne tarda pas à le découvrir et entrer dans une colère noire. Qu’il en soit ainsi. Jamais elle ne trouverait le repos. Jamais elle n’atteindrait le sol pour y mourir en paix. Une rafale la souleva alors qu’elle se rapprochait du lit de feuilles et elle remonta à travers les branches nues qui observaient en silence sa souffrance muette, incapables de la récupérer, incapables de la protéger de la violence du vent.

___Il siffla à travers la forêt, évitant les arbres qui lui faisaient obstacle, à la poursuite de cette feuille qui n’avait pas le droit au repos. Il y consacra son énergie, la torturant, la laissant se rapprocher pour la soulever par une bourrasque jusqu’entre les nuages. Puis, décidant qu’elle avait été suffisamment tourmentée, il s’apaisa, jusqu’à disparaître de la forêt, la laissant tranquille pour quelques heures, ou quelques jours.

___La feuille put enfin finir son interminable et douloureuse chute, se posa avec douceur sur le sol grouillant de vie, avant d’y mourir.

Une longue, longue chute, une chute élégante, une chute harmonieuse, voilà ce qu’elle recherche quand elle tombe du trapèze, et aussi quand elle rentre la tête pour la roulade de réception. Une belle trajectoire, une trajectoire toute en courbes, une trajectoire d’artiste. Elle est une artiste.

Comment bien tomber ?

Ses pieds traînent sur le sol poussiéreux et les feuilles orangées volent tout autour d’elle – un oiseau la regarde, intrigué, puis il s’envole, juste comme ça, juste comme il en a envie. L’oiseau plane, l’oiseau bat des ailes, l’oiseau parcourt le ciel, et l’oiseau ne tombe pas. Il n’a pas à se soucier de la manière dont il chute.

Elle lève les yeux et les nuages parcourent les cieux en filets minces et vaporeux. Une certaine sérénité s’en dégage. Elle aime bien l’automne. C’est une jolie saison, pleine de couleurs chaudes, de couleurs de feu, de braises même, de couleurs volcaniques. L’automne est une saison dynamique – propice à la réalisation des rêves. Et les rêves, c’est important.

Comment bien tomber ?

« Je ne tombe pas, je vole », dit-elle aux gens qu’elle rencontre. Et ils la regardent étrangement, mais elle s’en fiche, parce qu’elle sait qu’ils ne savent pas ce qu’est de tomber, et parce qu’ils ne comprennent pas son rêve, son rêve de bien tomber, son rêve de bien voler. « Votre prestation est parfaite, mademoiselle. Mais la réception est catastrophique ; nous ne pouvons vous accepter parmi nous dans ces conditions. » Voilà ce qu’on lui a dit deux semaines auparavant, et voilà pourquoi, désespérée, irraisonnée, elle veut prouver à cette femme aigrie qu’elle a tord, qu’elle aussi peut rentrer dans cette école d’acrobates, qu’elle aussi est capable de danser dans les airs et de flirter avec le vide.

Et de bien chuter.

Comment bien tomber ?

Ses yeux suivent la trajectoire d’une feuille d’arbre qui plane au grès du vent. « Regarde-moi, je me laisse simplement aller », semble-t-elle dire, et elle cligne des yeux, bêtement, naïvement, et elle ne sait plus qui croire – la vieille femme qui lui dit qu’il faut travailler ou la feuille qui lui souffle de faire comme elle le souhaite. « Vois comme je suis belle, vois comme ce que je fais est beau. » Et la feuille tombe, tombe encore, tombe vers ce sol humide qui l’accueille doucement, tombe dans l’air frais et vivifiant de l’automne.

« C’est beau, l’automne », souffle-t-elle, et ces mots semblent si pleins de vérité, si pleins de profondeur, qu’elle se demande pourquoi elle ne les prononce pas plus souvent. Peut-être qu’elle devrait s’en inspirer. Peut-être qu’elle devrait s’en imprégner. Il n’arrive toujours que des bonnes choses aux gens qui voient les belles choses.

Comment bien tomber ?

Mais la question tourne toujours en boucle, indomptable, exaspérante, dans son esprit torturé. De beaux arcs, une belle légèreté, comme la feuille. Doit-elle vraiment se confiner à ce que le jury veut ? Doit-elle vraiment suivre les dictats que la jurée lui impose, alors qu’au fond, d’autres professeurs aimeront peut-être sa spontanéité ?

Elle avance toujours, seule au milieu des arbres, seules parmi les animaux, mais ses yeux ne voient plus le parc qui l’entourent et fixent le vide. Le vide, c’est un joli mot pour dire le tout ; car elle voit tout dans le vide. Les tapis moelleux qui la réceptionnent, les poutres hautes desquelles elle saute, la table pleine de papiers et pleine de notes ; ses propres pas, les enchaînements des autres, puis ses propres sauts et ceux des autres aussi. Et elle entend le bruit sourd des pieds qui rencontrent le sol, elle sent les vibrations qui parcourent le corps, et la colère qui l’habite depuis des semaines, depuis qu’on lui a dit non, depuis qu’elle a échoué, cette colère remonte et elle lève les yeux, déterminée.

Un écureuil passe devant elle. Il lève ses yeux marron, curieux, mais il ne lâche pas la noisette qu’il tient entre les pattes – il ne semble pas avoir peur du regard incendiaire qu’elle lui lance, et il ne s’enfuit pas quand elle s’écrie : « Qu’ils aillent tous en enfers ! »

Comment bien tomber ?

« On ne tombe jamais bien ! », hurle-t-elle au vent, à l’écureuil, à l’oiseau aussi. « On tombe comme on a envie, et c’est ça qu’on appelle la liberté ! » Elle jette un caillou, furieuse, et lui aussi tombe, lui aussi rencontre le sol, lui aussi se réceptionne. Il dégage les feuilles sur son passage, il s’impose, mais il est tombé, tombé comme elle.

Un bond, deux bonds, trois bonds.

Comment bien tomber ?

Peut-être qu’il faut tomber plusieurs fois de suite. Peut-être qu’il faut répéter le mouvement, ce si petit mouvement – peut-être qu’il faut en faire plusieurs. Sauter. Bondir. Rebondir. Comme un caillou.

Comment bien tomber ?

L’écureuil saute de son arbre et tombe à terre – les pattes en avant, la queue relevée. Elle ne lit qu’harmonie dans le geste, et pourtant l’écureuil ne s’entraîne pas – pas plus que le caillou.

Comment bien tomber ?

« En se faisant plaisir, à soi et à soi seul », murmure-t-elle enfin, et le vent souffle, les feuilles volètent, les cailloux tombent, les écureuils sautent, comme s’ils lui disaient, tous, que oui, elle a raison, c’est comme ça qu’il faut faire – pas autrement.