Il vient une heure où protester ne suffit plus ; après la philosophie, il faut de l’action.*
 
C’était une phrase qu’avaient coutume de répéter ma grand-mère et mon grand-père, ainsi que mon père – qui avait hérité de leurs pensées un peu loufoques – puis ma mère – qui s’était, bien avant son mariage, rangée à leur avis. J’avais été élevée dans un monde qui n’admettait pas de faiblesse. Si savoir réfléchir pouvait se révéler avantageux à ceux qui savaient, ceux qui détenaient réellement le pouvoir étaient les gens qui mettaient à exécution toutes leurs idées.
 
Ce dont, il fallait l’avouer, je n’étais fichtrement pas capable, au grand damne de ma famille.
 
Ce n’était pas que j’étais peureuse, ou molle, ou insignifiante, mais j’aimais me complaire dans ce besoin de me laisser porter par les choses et je me contentais généralement d’une ou deux réflexions pour apporter ma pierre à l’édifice. Le stress, aussi, il fallait bien l’avouer, était ancré et bien présent.
 
Et lorsque j’expliquais ce mode de vie à mes proches, ils restaient la plupart du temps dubitatifs. « Comment peux-tu rester si passive ? », m’avait-on mainte fois reproché – en réalité, j’avais cessé de compter à la cinquantième fois environ. « Prendre sa vie en main et agir pour la rendre meilleure, c’est si… je ne sais pas, enivrant. » Et ces phrases si agréables à entendre étaient généralement suivies, comme vous pourrez vous douter, d’un sourire béat plus ou moins agaçant et d’un regard comblé assez effrayant.
 
Même mes amis ne cessaient de me le dire. « Cathy, réagis ! » « Mais va l’engueuler un peu, bordel, il ne peut pas deviner tout seul que tu as besoin de cette augmentation ! » « Bouge-toi les fesses, enfin ! » Et leur degré d’énervement variait généralement en fonction du moment de la journée.
 
Pourtant, quand je voyais la joie de certains de mes amis quand ils me racontaient comment ils avaient mené de la plus superbes des manières cette affaire qui les propulseraient certainement plus haut dans la hiérarchie de leur boîte, ou le plaisir évident qu’ils avaient à m’annoncer le temps qu’ils avaient effectué à leur dernier dix kilomètres.
 
C’était très frustrant, et ça faisait vraiment envie. J’avais juste un blocage. Un foutu blocage que je n’arrivais pas à surmonter, et que je ne me sentais assurément pas capable de surmonter. Sincèrement, cela pouvait me filer des nœuds à l’estomac.
 
Parce que réagir dans ma tête et imaginer les situations les plus loufoques possibles, je savais très bien le faire. C’était ensuite, l’après, quand il fallait mettre en pratique, que survenait la chose – je n’arrivais vraiment pas à mettre de nom dessus, en réalité.
 
Cela dit, je sentais bien qu’il me manquait quelque chose. L’adrénaline d’agir enfin, d’être capable de pouvoir vivre la situation sans me contenter de l’imaginer ; le plaisir que ça serait de pouvoir dire, après tant d’années de passivité, que ça y était, je l’avais fait, je m’étais rebellée ; le bonheur de croiser le regard surpris de mon interlocuteur, sans doute impressionné par ma réactivité nouvelle. Bien sûr, il ne tenait qu’à moi d’y remédier – de trouver cette énergie dont les autres me parlaient tant.
 
Seulement, cette niaque, cette force, je ne l’avais jamais eue. Je n’avais jamais été à l’aise pour exprimer ce que je pensais ou pour faire valoir mes droits – ni à ma naissance, ni à la puberté, et encore moins pendant mes études. Et c’était légèrement problématique quand on vous demandait, la bouche en cœur, de construire des projets d’envergure – en groupe ou pas, qu’importe. Quand je devais travailler avec d’autres, je me laissais faire et je me faisais irrémédiablement emporter par le flot d’idées de mes coéquipiers. Et quand j’étais seule… quand j’étais seule, mon travail manquait d’envergure et d’explosivité.
 
Toujours ce manque d’implication, d’action, de réactivité. Et on ne comprenait pas tout ça, et on ne cherchait pas à comprendre – jamais.
 
Mais ce qu’il me manquait, ce qu’il me fallait, par-dessus tout, c’était cet éclat que mes amis avaient dans leurs yeux – et je savais qu’il n’était pas présent dans les miens. Après de longs jours, de longs mois – et même des longues années – à l’observer, j’avais fini par comprendre ce que c’était. Ce qu’il représentait. Ce qu’il faisait – le pouvoir qu’il donnait, en fait.
 
Un éclair de joie. De bonheur. De jouissance même. Ce plaisir de vivre, qui rendait la vie colorée ; ce plaisir de se battre, qui rendait la vie plus mouvementée ; ce plaisir simple et complexe à la fois, ce plaisir immense et si infime en même temps, ce qui vous faisait vous sentir fort, beau, confiant – celui qui faisait de vous quelqu’un de digne d’intérêt et source d’inspiration.
 
Et aujourd’hui, une fois encore, je me dis qu’il faut que je trouve cette félicité si particulière qui doit vous prendre aux tripes dans ces moments-là. Et comme à chaque fois, je me dis qu’il ne tient qu’à moi de m’y mettre et de créer ces étincelles de joies qui devraient peupler ma vie.
 
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* cf. Victor Hugo