Mad Animateur Date d'inscription : 05/05/2013 Age : 37 Localisation : Ici ou là... ou ailleurs
| Sujet: [Commentaires]Refuge Lun 14 Mar 2016, 23:30 | |
| Il est temps de commenter la battle!Thème : Refuge Contrainte : dans ce texte, qui sera essentiellement une description, vous adopterez le style de Marcel Proust, réputé pour la longueur de ses phrases.
Lehanna n'ayant pas rendu de texte, la battle est remportée par VieuxFranz.
Vôtre rôle si vous l'acceptez est de commenter la création.
- Dernier refuge :
Je contemple, déjà las, cette longue et lente journée qui s'étale devant moi, morne étendue de tâches grisâtres et répétitives, sans autre objet que de me permettre de subvenir à ce quotidien qui m'accable, sans autre échappatoire que mon refuge personnel, mon antre, veillé par mes dieux lares, mes Hugin et Munin, pensée et mémoire. Refuge bien immatériel, juste de l'autre côté du voile ténu qui sépare notre monde aux ternes couleurs de celui, limpide, clair, de ma rêverie, ce songe éveillé dans lequel je m'abîme avec délices, hors du temps, de l'espace, de la sombre réalité de ma vie, cette courte parenthèse de conscience entre deux autres mondes que je ne connais plus, ou pas encore, que j'ai oublié ou que je redoute de découvrir, refuge peuplé de mes joies, de mes peines, de mon insondable mélancolie, de mes questions, de mes doutes, de mes certitudes, de toute la beauté et de toute la laideur que j'ai ressentis à chaque pas de cette longue et inexorable déambulation qu'est ma vie.
Ce monde, je le connais si bien : pâtures délimitées de buissons où paissent de massifs bovins, blonds champs de blé ondulants dans la douce brise, rivières au doux murmure, à l'eau si limpide qu'à travers elle je ne puis que remarquer les ombres des ombles qui s'y meuvent en seigneurs, et surtout, cette horizon invisible tant il est coupé de collines couvertes de chênes moussus, de châtaigniers râblés, de hêtres que l'âge jamais ne courbe, au sol noyé par les fougères dont l'odeur âcre se mêle à celle d'un humus si noir que nul ne peut savoir où il cesse et où commence le terrier d'un conil ou la bauge d'un sombre sanglier aux défenses acérées. Mon monde, ma terre, ce chez-moi rêvé sans plus de consistance que mes souvenirs, magnifiés par le temps et le distance qui m'en séparent, par l'imaginaire qui me nourrit, bien plus qu'une madeleine, je m'y promène, parfois, mon esprit empli de tristesse, tel un simple laboureur écrasé par la tâche, par l'impôt, par la dureté de l'hiver, de ses vents si froids, de sa neige si épaisse, de ses couleurs qui meurent alors, ne devenant qu'un tableau mêlant le noir de la nuit, le blanc de la neige et le gris du granit, où le seul espoir semble être celui d'une veillée au coin de la cheminée, toute illuminée du feu de bonnes bûches de chênes, toute chaude des braises rougeoyantes qui en tapissent l'âtre, dans une minuscule demeure aux murs de pierres, au toit de fagots de genêt, veillée réchauffée par la chaleur des autres, ces autres que je m'invente au fil de mon songe, vielleux et violonneux, conteurs à la voix toujours changeante, grises grand-mères faisant sauter les crâpiauds, brunes jeunes femmes au regard las et fier, compagnes et compagnons d'un seul instant hors du temps, que jamais je ne rêverai plus et qui pourtant me sont aussi réels, aussi chers que bien des êtres de chair et d'os qui hantent ma vie. Mais que me vienne une lueur de joie dans ma journée, un instant de contentement, et change le tempo du rêve : allegro, m'y voici chevalier trouvère, à mon arçon, l'étui de ma vièle, tout de cuir fauve patiné par l'âge, prestissimo, le vent chasse au loin les nuages, dévoilant sur la hauteur la tour carrée du château, ses lourds remparts de granit fleuris de bannières éclatantes, d'or à deux fasces de gueules accompagné d'un orle de neuf merlettes, piano, m'y faire reconnaître et admettre, en ce lieu où ce soir je chanterai, allegretto, l'amour courtois aux belles damoiselles, yeux pétillants et guimpes brodées d'argent, teint d'albâtre et robes de brocart, entre les murs tapissés aux mille fleurs, si, les tréteaux aux riches mets démontés, je ne fais danser toute la mesnie du seigneur, liges et gardes, servantes et hoirs de quenouille, taffetas, serge, camelin, futaine et velours mêlés, vert de Douai de la jeunesse, noir de Rouen du Seigneur, brun des servantes, brocart de la Dame de céans, foule joyeuse, bigarrée et chamarrée, fêtant la vie tandis qu'à flots coule le vin des terres du Duc Eudes, jusqu'à ce que se lève l'aube sur ce château de Joyeuse Garde, et que, bien à regrets, je regagne la monotonie de mes tracas, loin de la fantasmagorie de mon havre. Souvent, je ne suis qu'un promeneur solitaire en mes terres de Morphée, individu sans âme ni raison, simples yeux admirant le décor, éblouis de tant de beauté sauvage, de tant de pauvres richesses, simple peau caressée par le vent, rafraîchie par l'eau claire de quelque source, simples oreilles bercées du chant des oiseaux, du bruissement des feuilles, du gargouillement d'un menu ruisseau bordé de cresson, simple nez empli des senteurs du printemps, de l'été, de l'automne surtout : riches, lourdes, de la terre fraîchement labourée, lactées, éthyliques, du raisin qui au loin fermente dans ses foudres, sucrées, acides, des pommes et poires prêtes à être cueillies, simple esprit fantomatique en maraude, grappillant ici et là la substance d'un prochain songe, nourrissant le rêve par le rêve en une pavane sans cesse recommencée, lente danse de ma psyché libérée de contraintes.
Comme je suis loin, en ces terres de volontaire exil, en cette vie rêvé, ultime refuge, des voltes trépidantes d'une vie urbaine, pleine de bruits, de rage, de désillusions, loin de cette nécessaire quête de l'argent, qui justifie tout, renoncements, efforts incessants et répétition à l'infini de gestes sans sens humain ; ultime refuge, oui, à jamais hors d'atteinte des autres et que jamais nul ne pourra m'arracher.
|
|
Maeleo As de l'acrylique Date d'inscription : 17/10/2012 Age : 26 Localisation : dans ma bulle
| Sujet: Re: [Commentaires]Refuge Jeu 31 Mar 2016, 20:32 | |
| Ton texte est très beau, très poétique, et malgré le style pas forcément facile à lire imposé par la contrainte, je me suis laissée aller dans son refuge également. En tout cas bravo pour avoir fait face à une telle contrainte, que tu as respecté brillamment. Mais un texte dans ce style me suffit, je ne me lancerai jamais dans du Proust |
|