[Battle littéraire] Choco et Shimydim / L'ennui

Ennui. C'est le seul mot qui me vient en tête à ce moment précis.

Cette journée aurait pu être formidable.
Elle a commencé à huit heures et quelques, avec un réveil tout ce qu'il y a de paisible, ce genre de réveil où le soleil traverse la fenêtre et nous lèche le visage. La cuisine était ensoleillée, et l'odeur du chocolat chaud de si bon matin réveillait mes sens et me susurrait avec douceur «Aujourd'hui va être un délice».
Après m'être préparé, je sortis de chez moi à dix heures et demi, pour rejoindre mon ami qui m'a donné rendez-vous au petit parc du centre-ville, à quelques arrêts de bus de mon immeuble.

Et je me retrouve donc dans le susdit parc, assis sur un banc peint d'une couleur douteuse et décrépie qui témoigne de son âge avancé.
Nous étions censés nous amuser. NOUS AMUSER. Mais il aurait du arriver depuis une bonne vingtaine de minute et ne répond pas aux messages que je lui ai envoyé. Alors je me retrouve là, à attendre le déluge. Mon téléphone portable est presque vidé de sa batterie, il est donc impensable que j'utilise le reste pour jouer à ces jeux médiocres tout juste bons à passer le temps. Et pendant ce temps, eh bien je m'ennuie. Quelle heure est-il ? A quel point est-il en retard ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Le temps s'est comme arrêté.

Je lance des regards à droite et à gauche, au ciel et au sol. Mes yeux sont alors attirés par deux moineaux semblant se disputer au pied d'un arbre. Je me demande ce qu'ils peuvent bien se raconter.

« - Écoute Patricia, on a déjà parlé de ça, commença un premier moineau avec froideur.
- Mais s'il te plaiiiiiit ! Répondit le second.
- Non.
- Si.
- Non.
- Non.
- Si. Euh...Non.
- Mais...
- Ca suffit ! On a déjà assez de déchets à la maison.
- JE T'INTERDIS D'INSULTER VIVIANE DE DECHET !
- Ah, parce qu'une cannette de bière bosselée ne remplit pas tous les critères pour être un déchet ?
- Arrête te dis-je, arrête ! »
Et c'est ainsi que Patricia fuit, Viviane accrochée à son bec, comme si elle s'accrochait à la vie. Elle ne voulait pas mourir. Sa rencontre avec Patricia avait été une bénédiction pour elle et pour rien au monde elle ne voulait la quitter. Mais Brad, son amant, était jaloux de la relation nouvellement née entre la moinelle et la canette de bière. « Patricia ! Attends ! » Sur ces piaillements plaintifs, il s'envole à la poursuite de sa bien-aimée. Arrivé dans le nid que le couple a lui-même construit, il aperçoit Patricia étendue dans un mélange de paille et de plumes, Viviane à ses côtés.
« - Je suis désolé...Je…
- Non, ne t'excuse pas. Tu ne peux pas savoir.
- Je ne peux pas savoir ? »
Patricia sanglotait. Elle entreprit de raconter l'histoire de Viviane.
« - Je l'ai vue pour la première fois il y a deux semaines. Elle était faible, et abandonnée de tous, oubliée entre les lattes d'un des bancs miteux du jardin. Et quand mes yeux ont croisé sa luminescence métallique, je me suis rappelé Aldo gisant à terre, tombé du nid pendant que nous étions tous deux partis chasser. Et je me suis promis de m'occuper de cette cannette, comme je me serais occupée de notre enfant.
- Oh, Patricia… chuchota l'oiseau mâle avec accablement.
- Je suis désolée de t'avoir caché les vraies raisons de mon attachement pour Viviane. J'aurais dû t'en parler. Pardonne-moi.
- Écoute-moi...je vais élever Viviane avec toi, comme si elle était notre propre fille. Nous formerons une famille.
- Brad...je...Merci. »
Pris par une soudaine pulsion amoureuse, ils pépièrent et chantèrent de façon harmonieuse, avec Viviane allongée non-loin de là.

Il faut vraiment que mon cerveau cesse d'imaginer des événements aussi improbables.

Depuis combien de temps suis-je ici ? Me suis-je perdu dans un monde parallèle dans lequel mon ami n'existe pas ? Devrais-je cesser de l'attendre ?

Tout autour de moi, j'entends des rires d'enfants et des voix d'adultes entremêlées. Au loin, j'aperçois le jardinier en train de travailler. Je l'aime bien, ce jardinier. Il a la cinquantaine, les cheveux longs et les yeux bruns, et la silhouette élancée. Parfois je m'allonge sous un bouleau pour lire, et je le vois passer plusieurs fois devant moi. Un jour, voyant que je l'observais, il me dit bonjour, je fis de même, et nous débutâmes une longue conversation dans laquelle nous parlions de nous, de nos passions et de nos ambitions. La discussion terminée, il retourna à son boulot et je retournai à mon bouquin.
Cependant, je n'ai ni bouquin ni bouleau, et le jardinier est loin.

Alors je reste assis sur ce maudit banc, à attendre mon camarade retardataire, à observer le jardinier qui arrose les fleurs et les oiseaux qui chantent, les couples et les familles qui se détendent. Et en réalité, je m'épanouis à admirer la vie éclatante qui se manifeste dans ce parc. Ce qui me semblait un ennui mortel il y a quelques minutes devient une contemplation amusante. Je me sens bien, tout seul sur mon banc, devant des plants de roses et d'azalées.

Subitement, mon téléphone portable se met à sonner. Il s'agit de mon ami. Je décroche.
«- Salut ! Désolé, j'avais éteint mon téléphone. Tu voulais me parler ?
- Euuh eh bien...on était censés se voir aujourd'hui et tu es en retard, lançai-je avec détachement.
- Ah...bon ? On avait pas plutôt prévu de sortir demain ? »
Et là, c'est le drame. Je m'en souviens, maintenant. Nous étions en effet censés nous rencontrer demain et pas aujourd'hui. Malaise.
« - Allo ? Seb' ? Tu es toujours là ?
- Oui, effectivement, je me suis trompé. Et moi qui t'attends depuis de longues minutes, répondis-je avec un ricanement gêné.
- Désolé…
- Bon, excuse-moi de t'avoir dérangé, du coup, on se voit demain comme promis !
- Tu sais...(il hésite) j'ai fini mon boulot pour aujourd'hui, alors si tu veux, je peux venir maintenant !
- Tu es sûr ? Je ne veux pas te déranger.
- Non non, ça me ferait super plaisir ! Où est-ce que tu m'attends en ce moment ?
- Au parc du centre-ville.
- D'acc', attends-moi j'arrive ! »
Et sur ces paroles pleines de joie et d'entrain, il raccrocha.

Nous nous sommes donc retrouvés devant le parc, à onze heures vingt. Nous sommes ensuite allé manger dans un petit café non-loin de là. Puis nous nous sommes enfin amusés toute la journée, pour rentrer tard le soir. Cette journée fut épuisante. Mais elle fut également formidable.