Le potager était situé plein sud, entre la maison presque terminée de Philomène et Lev et les fondations délimitant la future maison de Paule et Barack. Une butte de terre retournée recouverte de foin séché sur laquelle trônaient des tuteurs en bois encore vides.
La main de Torben pesait sur l'épaule de Kamij.
"Regarde gamine. Pour l'instant, il ne semble y avoir rien.
_ C'est presque ridicule.
_ Ridicule ? Tu sens cette tiédeur ? Elle annonce le retour du printemps. Sous le foin, les graines n'attendent que ça.
_ Tu es bien optimiste...
_ Je n'ai pas d'autre option."
Kamij secoua le tête pleine de rage.
"Et avec maman, tu es aussi optimiste?
_ Quand Clara sera revenue...
_ Et si elle ne revient pas ?!" Kamij avait crié en se retournant. Le bras de Torben retomba lourdement le long de son flanc. Derrière lui, la forêt luisait de la brume déposée sur les feuilles ; odeur de foin, humide, réchauffé par le soleil. Torben avait le regard hagard, les épaules affaissées, les bras ballants.

Les graines avaient poussées, de petites plantes, encore un peu fragiles sur leurs longues et minces tiges, avaient atteint la surface et pointaient le bout de leurs feuilles vertes.
"Lily, Lily ! Viens voir!
_ Il n'y a rien à voir, ça ne pousse pas !
_ Mais si, regarde!"
Lily vint s'accroupir près de la butte et prit une feuille ronde entre son index et son pouce.
"Qu'est ce que c'est ?
_ De le capucine, je crois. C'est Torben qui en voulait. Pour Clara.
_ On a des nouvelles ?
_ Pas que je sache.
_ Les adultes n'en parlent jamais.
_ Non. Ni de Clara, ni de la dispute entre Torben et Maman.
_ Que voudrais-tu qu'ils se disent ?"
Kamij haussa les épaules.
"N'importe quoi serait mieux que leur silence.
_ Même s'ils criaient comme le premier jour ?
_ Même ça."
Kamij jeta un oeil en direction de le pâture des chevaux. Sam et Clarence broutaient tranquillement.
"Tu en as peur?"
Kamij secoua vivement la tête.
"Non! Je repensais seulement à ce qu'il s'est passé."
Elle tourna la tête vers le soleil et ferma les yeux. Toile d'araignée rouge sur fond rouge.

Le potager était une jungle touffue, vert pomme, vert émeraude, vert pin, vert menthe, piqué de fleurs jaunes. Les courges étendaient leurs longs bras et leurs feuilles larges bien au-delà de la butte, les tomates poussaient si haut et si dru qu'elles dépassaient et cachaient sans peine les malheureux tuteurs. Toute la butte foisonnait d'abeilles, de papillons, de bourdons, de libellules, dans une cacophonie qui ne s'arrêtait que la nuit.
"Maman, pour de vrai, vous avez eu des nouvelles de Clara ?
_ Aucune, ma chérie.
_ Aucune, aucune, aucune ?
_ Aucune."
Ezra arracha une pousse d'ortie, contourna la butte et posa son panier près des plants de courges. Sous les plus larges feuilles, des balles blanches déjà plus grosses qu'un poing présageait de la récolte à venir.
"Donne-moi les ciseaux.
_ Pourquoi tu coupes les fleurs ?
_ Ce sont les fleurs mâles que je coupe, elles ne font pas de fruits.
_ Elles ne servent à rien ?
_ Si bien sûr. Les abeilles y butinent et transportent le pollen vers les fleurs femelles. Si j'en coupe quelques unes, ça ne fait rien.
_ Les fleurs se mangent ?
_ Pas toutes, mais celles de certaines plantes oui."
Ezra déposait délicatement les grandes fleurs jaune orangé dans son panier d'osier.
_ Maman, Torben t'a parlé?
_ Il devait me dire quelque chose ?
_ Est-ce qu'il t'a vraiment parlé, pour s'expliquer?
_ Non ma chérie, il ne m'a plus vraiment parlé depuis notre dispute.
_ Il attend le retour de Clara, tu sais?
_ Je sais.
_ C'est bête.
_ Non, c'est optimiste.
_ Comme pour le potager?"

Le potager avait l'air d'avoir subi l'Apocalypse, mais ce n'était que l'hiver. L'hiver faisait se flétrir les feuilles, brunissait les fruits et gelait la terre. Une courge orange et solitaire entre des lianes brunes et rabougris, le silence assourdissant, absence, insectes comme oiseaux. Plus loin, la forêt semblait à bout de souffle, les arbres laissaient pendre leurs branches nues, les feuilles au sol formaient une marre de boue gluante. Kamij referma la fermeture éclair de son sweet en soupirant. Soit Clara avait trouvé le chemin de retour à la civilisation, soit elle était morte ou allait trouver la mort bientôt, de froid ou de faim. Pourquoi était-elle partie ?
La cheminée de la maison de Philomène et Lev crachait une colonne blanche, promesse de chaleur, de nourriture et de compagnie. Ils étaient tous à l'intérieur pour fêter un semblant de Noël. L'optimisme paie - pas toujours.

Le soleil pointait à peine derrière le rideau quand Primevère se réveilla. Elle n'avait jamais eu de mal à se lever aux aurores. Elle profita de quelques minutes de tranquillité absolue pour se ressourcer ...

Car aujourd'hui était un jour spécial et la journée serait longue. La fillette quitta donc le confort de ses draps pour sortir ses trois camarades du sommeil. Avant que ne sonne le réveil des animateurs et que ceux-ci ne fassent le tour des chambres. Il fallait qu'ils partent avec suffisamment d'avance pour pouvoir espérer atteindre leur objectif, Ambre avait bien insisté là-dessus.

Hélie et Ambre furent les premiers à se réveiller, mais l'entreprise fut moins aisée pour Alban. Celui-ci avait le sommeil lourd et les trois amis durent s'y reprendre à plusieurs reprises pour le tirer du lit. Puis tous les quatre s'habillèrent et prirent leurs sacs à dos remplis de tout le nécessaire pour une telle expédition. Une fois la troupe prête, ils se dirigèrent précautionneusement vers la sortie du camp, pas la principale, mais une où la clôture était cassée et qui donnait directement sur la forêt. Leur périple pouvait commencer !

Ils avaient tenté de convaincre les moniteurs du bien fondé de leur projet, mais ceux-ci étaient trop butés pour sortir de leurs petites habitudes et ne les pensaient pas capables d'y parvenir. Qu'à cela ne tienne, ils allaient bien voir ce que des « gamins » de douze ans étaient capables de faire !

Après avoir parcouru quelques centaines de mètres au pas de course, ils s'autorisèrent à laisser éclater leur joie face à leur succès et se mirent à courir en hurlant. Ils étaient sortis, le plus dur était fait, il ne restait plus qu'à atteindre leur but. Pour cela, il leur suffisait de se diriger droit devant. Aucun risque de se perdre : la montagne était visible à des kilomètres à la ronde. Même s'il leur faudrait probablement la journée pour y parvenir, seule l'endurance comptait ici, il n'y avait rien de bien compliqué. Et le résultat serait à la hauteur de leur attente, c'était sûr !

Durant leur trajet, ils échangèrent quelques mots afin de faire davantage connaissance car ils n'étaient ensemble au camp que depuis quelques jours. Qui avaient suffi pour qu'ils s'apprécient mutuellement, mais il ne savaient quasiment rien les uns des autres. Malgré sa timidité, ce fut Primevère qui lança la conversation.

La jeune blondinette faisait sa première expérience de vacances sans ses parents. Tu verras, lui avaient-ils promis, tu te feras un tas d'amis et tu reviendras avec plein de souvenirs dans la tête Jusque là, ils avaient raison, mais elle demeurait persuadée que la raison principale de cette colonie était de se débarrasser d'elle et de se retrouver tous les deux, vu qu'en ce moment, l'ambiance n'était pas au beau fixe entre eux...

Hélie, en revanche, était un habitué des vacances en solo. Le rouquin, petit pour son âge, très sociable et indépendant, avait demandé de lui-même à participer à des colos voilà plusieurs années. Il y avait développé un charisme important et prenait souvent la tête des différentes bandes de copains dont il faisait partie.

Quant à Ambre, elle avait toujours été l'intellectuelle de service, une mademoiselle-je-sais-tout, première de sa classe et souvent jalousée. Cultiver cette excellence était un moyen pour elle de se rassurer, lui disait son psy. Du coup, elle n'avait pas beaucoup d'amis. Mais ceux qu'elle avait en était de vrais, depuis toute petite et elle partait souvent en colonie avec eux. Mais cette année, une brouille stupide les avaient séparés au début des vacances.

Tout comme eux, Alban connaissait bien les camps de vacances, ses parents travaillant énormément. Mais il ne les appréciait pas particulièrement. En surpoids, le garçon était souvent le souffre-douleur de ces camarades et comme les activités étaient quasi-exclusivement sportives... Lui aussi était réservé et n'avait pas l'habitude de se livrer.

Ce petit groupe hétéroclite fit une pause après environ quelques heures de marche, pour reposer leurs jambes et manger un peu. Ils eurent la surprise de découvrir une petite rivière près de la clairière où ils s'étaient arrêtés et Hélie parvint à convaincre ses nouveaux amis à s'y baigner, même Alban au départ trop pudique pour se dénuder devant tout le monde. Ils y passèrent un instant très agréable et rafraîchissant, puis se séchèrent au soleil, allongés dans l'herbe. Après une petite sieste, ils reprirent leur route.

Le reste du trajet fut relativement silencieux, chacun se concentrant sur le chemin à parcourir. De plus, la fatigue commençait à se faire sentir en fin d'après-midi, lorsqu'il arrivèrent au pied de la montagne. Regroupant leurs forces, ils en entamèrent l'ascension. La pente n'était pas si abrupte que ce à quoi ils s'attendait, en réalité, ce qu'ils avait perçu comme une montagne s'apparentait davantage à une colline. Ils parvinrent à son sommet quelques heures plus tard, exténués mais heureux d'avoir atteint leur objectif. Ils l'avaient fait !

Après s'être restaurés, ils admirèrent le coucher du soleil. Bon sang que ça valait le coup ! Le spectacle était magnifique depuis ces hauteurs. Le ciel se transformait sous leurs yeux émerveillés, passant du bleu au violet avec des teintes de rose et d'ocre. La luminosité changeait également, pour devenir moins violente qu'en plein jour, plus apaisante, sans toutefois s'éteindre réellement, plongeant les environs dans une torpeur pourpre empreinte de mystères. Chacun se recueillit alors en lui-même, en ce bref instant qui n'appartient qu'à soi, mais aussi à tous. Ce moment magique écoulé, les quatre aventuriers en herbe déroulèrent leurs sacs de couchage et s'y coulèrent, des rêves plein la tête.

Il se réveillèrent le lendemain aux aurores, assez tôt pour contempler le lever du soleil. Tout comme la veille, mais d'une tout autre manière, ils furent subjugués par la beauté simple et pure qui s'offrait à eux. Ce noir profond virant à l'orange, puis à l'or avec toujours ce bleu foncé en coin. L'aube, ce moment où le monde revenait à la vie, était leur moment à eux. Tous chérirent cet instant où le temps semblait en suspens et profitèrent de cet intermède durant lequel le monde dormait encore pour apprécier cette promesse d'une nouvelle journée où tout serait possible.

Puis, ils reprirent leur route en sens inverse.

Mad

Stern

Stern