[vote][Lehanna & N3ikka] Dédoublement de personnalité

__Cher journal,
__Mon frère a encore eu une crise. Hier. Ça me fait vraiment peur. Si tu savais à quel point on doit faire attention, mes parents et moi, si tu savais tous les efforts qu’on déploie pour que les voisins n’en sachent rien…
__Et hier, tout a failli tomber à l’eau. On a été pique-niquer, au bord de la falaise, rien que lui et moi. Je sais bien que ce n’est pas très prudent, mais que veux-tu… Ça faisait une éternité qu’on n’était pas sorti ! J’avais choisi la falaise parce que c’est habituellement un endroit désert. Elle n’est pas réputée très sûre – le bord de la falaise n’est séparé du vide que par une mince barrière, et il ne tient que sur quelques pierres en équilibre – et la plupart des gens préfèrent l’éviter. Mon frère, parfaitement lucide à ce moment-là, a accepté de suite, tu t’en doutes… Des mois cloîtrés à la maison, ça ne doit pas être bon pour le moral. Il ne peut ni profiter du soleil, présent presque continuellement en ce mois d’août, ni profiter de la température clémente de dehors. Lui, depuis le mois de juin, durant lequel son état s’est vraiment dégradé, il ne connaît que les murs de la maison, l’éclairage fluorescent et les vingt degrés qui règnent en maîtres dans le salon.
__Mes parents ont été plus réticents à accepter, mais je leur ai juré qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. J’ai répété encore et encore qu’il n’y avait jamais personne à la falaise. Je voyais bien que mon frère trépignais d’impatience à l’idée de cette sortie, alors je voulais absolument qu’ils acceptent.
__C’est ce qu’ils ont fait. Malheureusement.
__On est arrivé vers onze heures et demie. Le trajet était assez long, une petite demi-heure en moto, donc on avait tout prévu et on était parti un peu plus tôt, au risque de se poser plus longtemps une fois arrivés. On est resté assis pendant trois quart d’heure au moins, à rigoler de tout et de rien. Malgré sa maladie, j’adore mon frère. Même si je me dis que tout serait plus simple sans lui, je ne peux me résoudre à ne pas l’aimer.
__Il profitait clairement de la sortie. Le voir si heureux m’a fendu le cœur, vraiment, parce que je sais que dans quelques heures, quand on sera de nouveau à la maison, il va se remettre à tourner comme lion en cage. Il va errer dans la maison, désespéré, ombre de lui-même, il va naviguer entre le salon, sa chambre et le bureau, où se trouvent les ordinateurs, sans jamais rien allumer, sans jamais jouer à la console, sans jamais regarder la télé. Je sais qu’au bout de quelques heures, la vision me deviendra insupportable, et je sais que je m’enfermerai dans ma chambre pour ne plus avoir à la supporter. Enfin, et c’est ce que je redoute le plus, je sais qu’au bout d’un certain temps, j’entendrai des coups, des hurlements, des jurons furieux. Tout ça aura repris le dessus. Encore une fois.
__J’aurais pourtant dû savoir que ces quelques moments de bonheur allaient permettre à l’autre de reprendre le dessus sur mon frère. J’aurais dû me rappeler ce que le médecin disait : « N’importe quel évènement marquant peut être la cause d’une nouvelle apparition de son ‘‘autre moi’’. Faites très attention à cela. » Et surtout, surtout, j’aurais dû l’emmener plus loin, voire interrompre le pique-nique, quand ces individus sont arrivés. Personnellement, ils ne me dérangeaient pas du tout. C’est vrai, quoi. Ils n’étaient pas agressifs. Certes, un peu le genre « m’as-tu-vu », mais ils n’ont absolument pas fait attention à nous. Par contre, mon frère a vu les choses tout autrement.
__« Ces mecs osent interrompre le pique-nique ? Ils osent venir ici ? »
__Rien qu’à cette phrase, rien qu’au ton de sa voix, qui allait crescendo, j’ai compris que j’avais un gros problème. Parce que ce n’était pas mon frère qui parlait. C’était assurément l’autre, ce mec que je déteste le plus au monde.
__Il s’est levé. Il était vraiment terrifiant, à cet instant. Je ne le reconnaissais plus. « Son ‘‘moi subconscient’’, avait dit le médecin, peut aisément être assimilé à une autre personne cohabitant avec votre frère, dans son corps. Quand il arrive à prendre le dessus sur son ‘‘moi conscient’’, il a gagné, et il fait ce qu’il veut, jusqu’à ce que vous réussissiez à stopper la crise. » Lorsque je lui ai demandé comment stopper les crises, il m’a regardé tristement en hochant la tête, et il m’a répondu qu’il n’y avait pas de solution. Pour l’instant, pour le stopper l'autre apparaissait en dehors de la maison, l’assommer et attendre que ça passe s’était avéré la solution la plus efficace – et la plus violente.
__J’ai eu de la chance, à cet instant, qu’il ne m’ait pas remarquée et que l’autre se soit réveillé à cause de ces mecs. Son attention était donc focalisée dessus. Alors qu’il s’apprêtait à charger, j’ai eu tout le loisir d’attraper le gros bâton, qui accompagnait mon frère partout où il allait, et de frapper de toutes mes forces sur le crâne de mon frère. Je déteste faire ça. Je déteste le bruit sourd qui se fait entendre au moment de l’impact, je déteste voir le corps de mon frère tomber lourdement sur le sol, et je déteste le sentiment de culpabilité qui me ronge à chaque fois.
__Je lui ai fait avaler un somnifère – deux précautions valent mieux qu’une – et j’ai remballé aussi sec nos affaires. Ils fallait qu’on parte avant que les mecs qui étaient arrivés un peu plus tôt, et qui étaient à présent à une centaine de mètres de nous, ne remarquent la situation. Et surtout, je ne pouvais pas prendre le risque qu’au réveil de mon frère, l’autre soit toujours aussi présent.

Je cours chez moi, fermant la porte à clé. Je fuis, je le sais, c'est lâche. Mais comment puis-je rester avec elle après...Après ça ?

Enfin...Reprenons du début.

Cet après-midi, je suis allé voir mon amie Lisa. C'est une jeune femme assez simple ; sympathique, intelligente et surtout assez réservée, comme moi. C'est cela qui nous a rapproché : je suis assez timide avec les filles en général, mais avec elle, c'est différent. Dans la  classe, ils s'entendent tellement bien, on est tous les deux un peu exclus, alors, lorsqu'il a fallu former des groupes pour des TP notamment, eh bien je me suis retrouvé à maintes reprises avec elle. Tout cela pour dire que nous nous entendons assez bien, bien qu'elle reste assez dans sa bulle.

J'ai sonné, elle m'a ouvert, rien que de très banal.
Nous avons discuté de notre exposé d'histoire, sur la vie dans les tranchées, elle a bien avancé les recherches, cela m'a fait plaisir, puis, encore une fois, il y a eu un long silence. C'est comme ça que j'aime être avec elle ; on reste là, on ne dit rien car on a rien à dire, on ne s'encombre pas de paroles inutiles.

Puis, comme il ne se passe rien, je me suis levé et j'ai commencé à regarder un peu sa chambre. Elle est assez banale ; blanche, avec du lambris, un lit en hauteur tout de bois, sous lequel se trouve un bureau. Sur le mur de droite, une fenêtre, sur l'autre, une armoire et une bibliothèque.

Je me suis approché pour regarder ce qu'il y avait dans cette dernière. Rien dont elle ne m'ait jamais parlé, en fait ; ses livres préférés, ses manuels et cahiers des années scolaires précédentes. Au sol, tout est impeccable, rien qui ne traîne, contrairement à la moquette de ma chambre à moi, qu'on distingue à peine entre les vêtements, les emballages de chips et autres cochonneries. Pour finir, j'ai jeté un coup d’œil par la fenêtre...et là, un choc ; on me saute dessus !

Ahuri, je me débats et me retourne, les bras autour de mon cou relâchent leur emprise. C'est Lisa, bien sûr, ça ne va pas être le pape. Mais son regard est totalement différent ; empli de haine, de rage...Et d'un éclat qui n'est pas celui des vrais yeux de Lisa.

Je recule, terrorisé. Elle avance, d'une démarche menaçante. Mais qu'est-ce qui se passe ?!

Elle se fige soudain, me jette un regard paniqué ; on dirait que c'est de nouveau elle. Je n'y comprends absolument rien. Je ne peux rien dire que déjà la deuxième Lisa revient. Elle m'observe avec haine, me fixe sans ciller.

Je sens venir le coup, j'esquive du mieux que je peux. Je ne me sens pas de rester là, je dois fuir à tout prix. Mais la porte est dans le dos de Lisa. Je ne comprends vraiment pas ce qui arrive, je dois partir, partir avant que cela n'empire. Tandis que je réfléchis à toute allure, elle attrape quelque chose sur le bureau, quelque chose qui, lorsqu'elle passe sa main à la lumière du soleil, scintille. J'ai peur de reconnaître une lame. Trop tard, la voilà qui charge de nouveau.

Je l'attrape par le bras, mais plutôt que de le tordre ou de chercher à l'immobiliser, je pivote, de sorte à passer sans qu'elle ne me touche. Je ne suis pas très doué, mais cela fonctionne. Problème ? Sa porte coince. Elle me l'a dit, que sa porte est difficile. Je me tasse bêtement contre le mur, ne pouvant fermer les yeux ou faire quoi que ce soit qui puisse m'aider à m'en sortir. Je tremble comme une feuille et elle s'avance. Elle se prend soudain la tête entre les mains, sa lame touche son visage, je crois, je vois du sang couler, mais je n'en connais pas la quantité, ni même la source, je sais en revanche qu'elle n'est pas trop blessée puisque toujours consciente...Enfin, je n'en suis pas certain.

-Arrête, gémit-elle, arrête....
Je reste silencieux, et écoute attentivement, je ne peux pas trop faire quoi que ce soit d'autre, de toute façon.
-Pourquoi j'arrêterais ? Tu le veux n'est-ce pas, ils ne sont là que pour assouvir tes besoins, alors laisse-moi t'aider, ajoute-t-elle d'une voix haut-perchée, mesquine ; une voix qui n'est pas la sienne.
Je sais que ce n'est pas le moment, mais cette conversation avec elle-même me fait un peu penser à Gollum. Je suis peut-être un peu trop fan du Seigneur des Anneaux. Aussi, je chasse cette idée de ma tête et me concentre sur la situation.
-Je ne veux tuer personne ! Je ne veux pas faire de mal !

-Si, tu le veux, tu le désires au plus profond de toi et je le sais..., reprend l'autre Lisa.

-Non, tu ne sais rien de moi, tu ne sais rien...

Ça m'effraie. Lisa, schizophrène ? C'est parfaitement probable, qui plus est...On se connaît depuis une bonne année maintenant, on est très proches, mais elle a réussi à me cacher cette...Autre facette d'elle. Et plus ça va, plus sa vraie elle paraît terrorisée, et plus elle serre sa tête entre ses mains.Ses jointures sont blanches, ses doigts tâchés par le sang de la plaie qu'elle s'est infligée. Elle ne me regarde plus, et, tout en se lamentant, se recroqueville. Je sais que j'aurais du l'aider. Je le sais. Mais...Je me précipite vers la porte, m'y reprends à plusieurs fois pour l'ouvre, et finalement cours au dehors.

Bref, me voilà chez moi. Je ne sais que dire, que penser...J'ai peur.