[Val et Goby] Ça faisait longtemps !

Je sursautai en même temps que le bus prenait un nid de poule, stressé. Comment en étais-je arrivé là ?
J'en avais les mains qui tremblaient. Elle me rendait folle.
Encore ce matin, elle m'avait lancé ses clins d’œils pleins de sous-entendus. Je n'avais pas mis longtemps à littéralement prendre possession d'elle. Elle savait que je ne résistais jamais à ce genre de manœuvres et chaque jour elle en profitait. Ou bien étais-ce moi qui en profitais chaque jour. Je ne savais plus.
Toujours était-il que je sombrais de plus en plus dans son adoration, que dis-je, dans sa vénération. Je ne voyais plus ma vie sans elle. D'un côté, elle m'était d'un soutien infaillible, m'apportait l'aide et l'écoute qui m'était indispensables pour faire face aux aléas de la vie. De l'autre côté, notre relation devenait chaque jour de plus en plus animale, féroce. Elle me consumait, mettait ma vie sur un chemin dangereux. Je le savais, son influence était néfaste ; mais c'était si bon de l'avoir à côté de moi.
Le bus prit à gauche. Chaque seconde supplémentaire me rapprochait d'elle. Je sentais dans mes veines que les derniers kilomètres seraient aujourd'hui encore les plus insupportables. "Stop", me disais une petite voix dans ma tête. "Tu dois quitter cette relation au plus vite". Cette petite voix n'était autre que celle de ma mère.
"Tu as trente ans, interdit bancaire, ta maison est une porcherie. Ta vie est à peine commencée qu'elle est déjà ruinée, vidée, aspirée comme dans un tourbillon au cœur d'une tempête. Tu ne vois pas qu'elle ne t'apporte que de mauvaises choses, qu'elle ne t'aidera jamais à remonter la pente ? Lâche-là ! Si tu tiens encore à ton amour-propre et à ta dignité, lâche-là ! Cette relation n'est pas la solution !"
Il va sans dire que mes proches n'avaient jamais compris notre couple. Ils me prenaient pour un fou. Et pourtant, de son côté, elle m'était toujours d'un soutien infaillible, encaissait les coups et accusations sans jamais faillir. Comment pourrais-je l'abandonner, elle qui justement me permettait de surmonter toutes les difficultés ? Et puis, je ne comprenais vraiment pas toute cette haine à son égard. Elle n'avait rien de plus, rien de moins que les autres. Elle était toujours pleine d'humour et de joie de vivre, surtout en début de journée où son énergie rejaillissait sur moi. Le soir, après une dure journée de labeur, je n'avais qu'une envie, la retrouver au plus vite et me jeter dans ses bras pour ne plus m'en détacher que le lendemain matin.
De la jalousie, voilà tout. Ils me voyaient, tous, me débattant comme je le pouvais pour me sortir de ce merdier. Et j'avais trouvé ma solution. C'était ça le problème. Je n'avais plus besoin d'eux, maintenant que je l'avais, elle. Il ne pouvaient pas l'accepter.
Eh bien qu'ils aillent au diable. J'étais tout à fait capable de me débrouiller sans eux.
Le bus entama la dernière montée. Je sentis alors mes muscles se tendre, doucement, tels la corde d'un arc, à l'idée de la retrouver. Un frisson d'excitation me parcouru la colonne vertébrale. Je regardais à droite, à gauche, incapable de fixer mon regard sur quelque chose de précis. Dans ma tête, des milliers de pensées se bousculaient, de plus en plus sombres à mesure que j'approchais de ma destination. Et si elle n'était plus là ? Et si elle m'avait abandonné ? Que deviendrais-je ? J'étais incapable de passer une heure de plus sans elle, je le savais. Des pensées noires me traversèrent alors l'esprit en même temps que le regard noir des autres passagers m'effleurait le visage. Je me voyais déjà, pleurant à chaudes larmes appuyé sur le cadre de la porte de la cuisine. Je me voyais déjà, errant dans les rues, à la recherche du réconfort qu'elle seule pouvait me procurer. Je me voyais déjà, sautant de désespoir du haut du viaduc autoroutier.
Non, tentais-je de penser, ça ne peut pas arriver. Elle t'aime, et surtout toi tu l'aimes, c'est tout ce qui compte.
Le bus freina brusquement en arrivant à l'arrêt. Il freinait toujours brusquement. Cet à-coup familier me fit instantanément lever de mon siège. J'y étais, enfin.
Je sortis en trombe du bus. Comme à son habitude, le conducteur ne m'adressa même pas un regard. C'était toujours le même de toutes manières, on se voyait depuis trois ans. Lui parler n'aurait fait que retarder mes retrouvailles avec elle.
Je me mis à marcher le long du trottoir. Vite. De plus en plus vite. Mais mes mouvements étaient saccadés. Cela devait être le manque d'elle, sûrement. Et mes vieilles godasses fatiguées ne me facilitaient pas non plus la tâche. Plus que deux cents mètres. Plus que cent cinquante mètres. Plus que cent mètres. Cinquante. Vingt-cinq. Vingt. Quinze. Dix. Me voilà.
Je posai mon sac à dos. J'y plongeai une main fébrile, avide de retrouver son contact familier. J'étais tellement pressé et excité que je mis plus de deux minutes à retrouver mon trousseau de clé enfoui dans les tréfonds du sac. Encore une dizaine de secondes pour séparer la bonne clé des autres inutiles. Une autre dizaine de secondes pour bien viser la serrure. Je tournis la clé. Me précipitai dans la cuisine. Comme d'habitude, elle était toujours là, fidèle au poste, et m'attendait sagement.
Ça ne faisait déjà que trop longtemps.
Je ne mis cette fois-ci que quelques instants à aller me chercher un verre.
Pour ma bouteille de vodka.

Ça faisait bien longtemps, bien trop longtemps que personne n'était venue. Elle attend depuis tellement longtemps qu'elle ne sait plus depuis quand elle est là à attendre.
Depuis ce jour funeste où la maladie telle l'envoyé de dieu était venue la chercher. Elle avait quitté ce monde emplie de regret que jamais elle ne pourrait oublier.
Durant les premières années qui suivirent son départ, les visites se succédèrent. Au début, quelqu'un venait la voir toutes les semaines, puis les semaines devinrent des mois, puis des années.. Toujours le même scénario, on lui apportait des fleurs, un bouquet de perse-neige, ces fleurs préférées. Et on lui racontait ce qui s'était passé depuis la dernière visite. Et lorsqu'ils partaient, elle les regardait partir sans un mot.
Et chaque fois, c'était plus dur de les regarder s'en aller, chaque fois elle les sentait l'oublier peu à peu.
Et un beau jour, plus personne ne vint et jamais plus quelqu'un ne vint lui parler ou même lui apporter des fleurs. Ne supportant pas la solitude, elle se laissa alors envahir le chagrin jusqu'à ne plus savoir ce qu'était la joie ou le bonheur.
Ses souvenirs commencèrent alors à s'effacer. Au début, elle ne s'en rendit pas compte. Jusqu'au jour où, elle ne se souvint plus des ses parents. Elle sombra dans un désespoir de plus en plus profond au fur et à mesure que ses souvenirs s'évanouissaient jusqu'à effacer son identité. Elle finit par ne plus savoir qui elle était et elle perdit même jusqu'à sa personnalité. Il ne resta bientôt plus rien d'elle. Elle n'était plus rien, le temps avait fini par la prendre toute entière.
Aujourd'hui, elle ne supporte plus son existence silencieuse et solitaire. Elle ne peut même pas mettre fin à ses jours. Elle ne ressent plus rien. Ses sens l'ont quitté en même temps qu'elle quittait le monde où elle était née. Mais maintenant elle a aussi oublié ce que sait d'éprouver des sentiments. Elle n'est plus qu'une coquille vide qui attend quelque chose sans savoir quoi. Elle est condamnée à regarder le monde évoluer sans pouvoir faire quoi que se soit. Jamais plus, elle n'aura de place dans le monde. Elle n'est même plus un nom, le temps l'effaça de sa mémoire et de la pierre, seule témoignage de son existence passée, désormais oubliée de tous. L'histoire oublia elle aussi le nom de cet enfant. Elle n'était qu'une victime de la maladie parmi tant d'autre, une victime innocente.
S'il vous plait pour qu'elle et tous les autres oubliés puissent enfin reposer en paix, pensez à eux de temps en temps.