[Kaon & VieuxFranz] Le jour et la nuit

Donc comme l'expression ou plus littéralement une journée complète?

Ce jour là, deux enfants étaient nés. Deux enfants sorti du ventre de ma femme, deux enfants qu'ils me semblent encore voir couverts de placenta, tentant de prendre leur première bouffée d'air dans ce nouveau monde s'ouvrant à eux.
Cette nuit, je sais déjà que le jour ne reviendra pas. Pas pour moi en tout cas.
Ce jour là, pour la première fois, je prenais mes enfants. Deux enfants très différents l'un de l'autre. Un garçon aussi blanc que la lune, que les nuages dans le ciel bleu de l'été et une minuscule petite fille noire comme le charbon, noire comme la nuit étaient dans mes bras, gigotant doucement dans leurs serviettes.
Cette nuit, je prie mais je n'en connais même plus la raison. Est-ce seulement parce que je suis le gardien du temple du ciel ? Que ce temple fut la première préoccupation de mon père, même sur son lit de mort?
Ce jour là, j'étais furieux. Furieux contre ma femme de m'avoir laissé avec ces jumeaux. Jumeaux du jour et de la nuit.
Cette nuit là, j'observe mon revolver, un colt Anaconda de 1992, souvenir d'un passé devenu trouble pour moi. La production de ces horreurs avaient été reprise dans les années 2000. C'est le genre d'objet qu'on espère ne jamais avoir dans le dos ou sur la tempe. Et encore moins être celui le tenant dans cette position.
Ce jour là, je ne pouvais penser qu'à cette politique de l'enfant unique, cette interdiction d'avoir plus d'un enfant pour réguler la population chinoise. Ma décision sur l'enfant à garder était toute prise. C'était terrifiant. Entre le garçon et la fille, j'avais pris le seul pouvant me succéder, le seul dont je n'aurais pas à me débarrasser à sa majorité. On m'avait appris à faire ce choix de façon à ce que ma lignée perdure, que son temple ne disparaisse pas.
Cette nuit, je me rends compte combien l'arbre de ma lignée a pourri. Peut être est ce la loi de ce pays qui nous a entraîné à pouvoir tuer de sang froid nos propres enfants en bas âge parce qu'ils sont nés à deux au lieu d'être seul, qui nous a entraîné à pouvoir choisir entre deux enfants encore couverts de placenta, ne respirant même pas tout à fait ?
Ce jour là, j'ai descendu les marches de mon temple avec un enfant, un enfant à la peau noire comme la nuit, qui rejoindrait le monde des ténèbres alors même que son frère grandirait rempli des lumières du jour et des bougies. Elle n'avait pas de nom, elle pleurait cherchant de sa petite bouche un sein, un biberon, quelque chose pour la nourrir. Je ne la regardais pas. Je me contentais de marcher, vers la rivière. Inexpressif.
Ce jour là, j'avais repensé à ce que disait souvent mon père. Lorsqu'on exécutait des prisonniers, on prétendait les sacrifier pour des divinités, pour l'équilibre du dualisme cosmique, pour Xie, Jiandi ou Shun. Pour l'oiseau ou le serpent.
Aujourd'hui, c'était donc au Yamata no-Orochi, un serpent à huit têtes et à huit queues, venant du Japon mais réputé pour, au début d'un guerre, être remonté jusqu'au fleuve Huang He pour causer d'importants dégâts dans les cultures alentours. Je ne lui adressa qu'une litanie, accompagné de tout cœur par des villageois venus observer ce qu'il se passait, observer le sacrifice. Puis le sacrifice commença. Je plongeais la tête de l'enfant se débattant, hurlant, pleurant dans l'eau froide du Huang He. Je ne prêtais pas attention à ses cris. Et maintenant, je me demande même si je n'y prenais pas un certain plaisir.
Cette nuit, je me pose la question de ma soudaine émotion face à cette mort. Pourquoi je pleure pour un enfant ayant à peine eut le temps de respirer et même pas eu le temps de connaître la vie ? Est ce parce que cet enfant blanc et cette enfant noire donnaient l'impression d'être les fruits de la dualité cosmique ? Elle serait née de l'eau et de la nuit et lui du jour et de la lumière ?
Non, c'était sans doute pour autre chose. Ça faisait bien longtemps que je ne cherchais plus d'explication divine partout. Je prends mon colt Anaconda. L'arme est lourde, elle n'avait jamais été déchargée depuis sa dernière utilisation. Je le colle sur ma tempe, relève la sécurité. Le geste est mécanique. Automatique. Réflexe cruel sorti du passé.
Maintenant, je sais la raison pour laquelle je dois me tuer, pourquoi cette vie vaut le sacrifice de la mienne. Le tir part. Cinglant. Cruel. Vengeur. Parfait.
Et maintenant mon âme, nettoyée de ses doutes, pourra sans conteste trouver la paix, quel que soit le lieu où elle se trouvera.