Bridgeport.
Mercredi 2 mars 2014, 17h11« Le vent froid de Bridgeport ne m’avait pas manqué, dit Lenowe en attachant le col de son manteau.
-Ça n’a rien à voir avec la Louisiane... D’ailleurs, on aurait peut-être moins froid si tu te décidais à appeler un taxi.
-Va falloir t’y habituer, là, c’est rien comparé à ce qu’on va avoir en hiver. Et puis on peut y aller à pied. Ziva, tu peux marcher, non ?
-Si c’est loin, je te jure que je te tue à coup de talon aiguille. »
Lenowe attrapa le bras de Ziva et tous les deux descendirent la rue, bordée des deux côtés par d’immenses gratte-ciel. En cette pâle fin de journée d’hiver, les seules courageux qui sortaient de chez eux et qui osaient s’éloigner des radiateurs et des couvertures étaient tous engoncés dans d’épais manteaux. La neige avait presque fondu mais le froid était mordant.
17h43
« On y est, souffla Lenowe en s’arrêtant devant le hall d’un grand immeuble gris semblable à des centaines d’autres, situé juste au bord du fleuve.
-C’est pas trop tôt... »
Ils rentrèrent à l’intérieur et montèrent dans l’ascenseur. Lenowe plongea sa main dans la poche de sa veste et en sortit un trousseau de clés accrochées autour d’un anneau tordu qui devait auparavant ressembler à ce qu’on appelle un porte-clés. L’ascenseur s’arrêta et la porte s’ouvrit dans un couloir vaguement éclairé. Lenowe sortit en premier et marcha jusqu’au fond, puis tourna une de ses clés dans la serrure de la dernière porte qui s’ouvrit en grinçant. Il alluma la lumière.
« Voilà, c’est chez moi. Bon, je crois qu’il va falloir faire le ménage, mais sinon...
-C’est... Joli.
-Pas la peine de te foutre de moi, c’est pas non plus digne d’un catalogue de déco. Et encore je te dis pas à quoi ça ressemblait quand... Laisse tomber. »
Ziva se jeta sur le canapé.
« Effectivement, tu devrais faire la poussière, dit-elle en passant son doigt sur la table basse. Et autrement si on veut manger quelque chose ce soir il faudrait peut-être aller acheter à manger.
-Il y a un paquet de nouilles lyophilisées dans le placard. Qui doit bien être périmé depuis plus de cinq ans, autrement, même si le lyophilisé ne se périme pas, ça ne suffira pas... Je vais commander à manger chez le traiteur chinois du coin, si celui à qui j’ai acheté un nombre improbable de boîtes de nouilles et de crevettes sauce piquante existe toujours. Je redescends et je vais voir, dit Lenowe en refermant le placard de la cuisine.
-Ok, je vais défaire les valises. A moins que tu ne caches quelque chose dans la tienne...
-Non, et de toute façon avec toi on ne peut rien cacher nulle part. »
Ziva se leva du canapé poussiéreux et ouvrit toutes les portes de l’appartement, sauf une qui était verrouillée. Elle attrapa les deux valises dans l’entrée et les jeta dans un coin de la chambre. La décoration était impersonnelle et froide. Rien de travers ni de superflu, même pas une photo accrochée au mur. Juste un cadre couvert de poussière. Rien de tout cela n’étonna Ziva, parce que tout correspondait parfaitement avec Lenowe.
Elle ouvrit les armoires et prit des draps dans un tiroir. Malgré le fait qu’elle n’ait jamais réussi à faire un lit correctement, elle essaya de faire du mieux possible. Une fois le lit fait, Ziva retira ses escarpins et s’allongea, puis ferma les yeux un instant.
18h52
« Ziva... »
Elle se réveilla, et, juste à la seconde où elle ouvrit les yeux, se demanda où elle était. Puis elle vit Lenowe juste à côté d’elle, qui tenait de baguettes chinoises dans une main.
« Si tu ne te lèves pas rapidement tu vas finir par ne plus rien avoir à manger à part ce qui traîne dans les placards depuis dix ans. A toi de choisir.
-Ça fait longtemps que tu es là ? lui demanda-t-elle en se frottant les yeux
-Et toi, tu dors depuis combien de temps ?
-File-moi ça » lui répondit-elle en lui prenant les baguettes des mains.
19h03
Ziva prit la boîte en carton sur la table et commença à manger avidement son contenu pendant que Lenowe la regardait en mordillant une de ses baguettes.
« Quoi ? Tu as un problème ?
-Tu es tellement sexy même quand tu manges... »
Elle lui lança un regard réprobateur et finit la boîte avant de se lever et de se planter devant la baie vitrée qui donnait sur les cimes illuminées de la ville. Étrangement, pour une fois, Ziva trouva ce panorama des plus magnifiques. Elle avait vécu en ville, mais la tristesse et la froideur du béton ne lui avait jamais plu.
Une autre main vint se poser sur la sienne, collée contre la vitre qui se recouvrait de buée. Lenowe fixait un point quelconque à l’horizon, le regard vide. Finalement, pour Ziva, il était tout comme la ville : froid et maussade, mais elle lui trouvait quelque chose de si particulier...
Ziva alla s’installer sur le sofa, et demanda à Lenowe :
« Combien de temps tu as vécu ici ?
-Ça remonte à presque une quinzaine d’années, lui répondit-il sans tourner la tête de la fenêtre.
-Ça m’en dit pas plus. »
Il vint s’asseoir à côté d’elle.
« Bon, je vais avoir droit à l’un de tes interrogatoires alors autant te raconter toute l’histoire depuis le début. Ça a commencé il y a seize ans à Göttingen. J’avais dix-neuf ans, j’étais en fac de droit et j’ai rencontré Lena, jeune étudiante russe. Elle était très sympa, on a commencé à se fréquenter, et il faut dire que je ne me souciais pas trop des conséquences, et puis Naomi a débarqué, c’était pas trop attendu. J’aurais pu la laisser tomber mais j’en étais incapable. Après j’ai eu l’opportunité de finir mes études à Bridgeport, ce que j’ai accepté tout de suite, et Lena et Naomi sont venues aussi. Il s’avère que j’ai laissé tomber le droit pour aller à l’école de police, Lena et moi on s’est mariés, et elle est retournée travailler chez elle en Russie. Je devais avoir peut-être vingt-trois, vingt-quatre ans... Comme je me sentais seul dans ce grand appartement, j’ai pris une colocataire. La première qui s’est présentée, c’était un vrai démon, d’une beauté à se damner, elle faisait des études sérieuses et avait l’air assez calme, alors je l’ai prise, en lui filant la pièce qui servait de dressing. On a fini par devenir plus que des colocataires, mais en fait, je le regrette, finit Lenowe, l’air plus grave que d’habitude. Et puis un jour, elle a disparu, comme ça.
-Sérieusement ? Tu profites du fait que ta femme soit à l’autre bout de la planète en faisant ça ? Qu’est-ce qu’elle a fait ta coloc ?
-Ziva... Qu’est-ce qu’elle a fait ? Je venais de rentrer officiellement dans la police alors qu’ils travaillaient déjà sur une affaire de meurtres en série. Un casse-tête inimaginable, on se disait que ce type était vraiment un tordu. Vers la fin de l’enquête, il m’est arrivé des trucs : mon meilleur ami s’est fait assassiner, il y a dix ans presque jour pour jour. Après, on s’en est pris à Alisea, qui était ma coéquipière à l’époque, et j’ai reçu plusieurs menaces. On savait tous que c’était Daniela, ma colocataire tarée, mais on a jamais eu de preuves et on l’a jamais retrouvée. Je t’ai bien dit que j’attirais les cas...
Ziva lui jeta un second regard réprobateur, auxquels il était certainement habitué.
-Mais tu n’en fais pas partie, enfin je crois... Si tu as l’intention de me tuer, dis-le-moi tout de suite.
-Je sais pas... Peut-être pas tout de suite. »
Lenowe sourit et la serra contre lui. Même si une relation fusionnelle les liait, il était très rare qu’ils le montrent, même chez eux. Ziva n’était pas du genre tactile, et il était même fréquent qu’ils restent assis l’un à côté de l’autre sans s’échanger un seul regard ou sans rien dire. Ils n’avaient pas cette attitude particulièrement gnangnan qu’ont toujours les jeunes couples.
19h37
« Bon, d’accord, il est même pas huit heures du soir mais je vais me coucher. Bonne nuit, dit Ziva en rentrant dans la chambre »
Lenowe ne bougea même pas et resta là à fixer l’écran – éteint – de la télévision. Il se remémorait les soirées qu’il avait pu passer en compagnie de Marc-Antoine, son défunt meilleur ami, en regardant un film plus ou moins réussi dont ils critiquaient tous les défauts en mangeant des chips et en buvant de la bière de mauvaise qualité. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, ils s’étaient juste dit « A demain », et le lendemain matin, Lenowe fut réveillé par les sirènes de voitures de police qui se trouvaient juste en bas de l’immeuble, parce que les éboueurs venaient juste de retrouver Marc-Antoine étendu dans son propre sang devant l’entrée du bâtiment.
C’est à partir de ce moment-là qu’il commença à se méfier de tout le monde et à ne faire confiance à personne. Un comportement plus ou moins justifié.
C’est aussi là que sa vie à commencé à déraper.
Il balaya ces souvenirs amers de sa pensée et alla rejoindre Ziva qui semblait déjà dormir. Il retira juste son jean et ses chaussures avant de se glisser entre les draps, même s’il savait pertinemment qu’il ne parviendrait pas à dormir avant l’aube, trop tourmenté par cette histoire qui défilait encore en boucle devant ses yeux. Le silence était total, seulement troublé par la respiration de Ziva.