Avertissement : cette histoire est pure fiction, aucune personne citée n’existe réellement et cette mission de Greenpeace est imaginaire. Seuls les faits écologiques et scientifiques sont réels.
Le Trash Vortex (ou sixième continent)
Mes bagages sont empilés à côté de moi sur le quai de la baie de San Francisco prêts à être embarqués. Moi aussi je suis prête. J’ai un trac fou. Mon premier grand reportage ! J’ai l’impression que c’est hier que j’ai quitté les bancs de l’école et me voilà soudain propulsée au premier plan de l’actualité mondiale. J’ai obtenu le poste tant convoité de reporter pour le prestigieux magazine « National Geographic » et obtenu d’accompagner Greenpeace sur l’Esperanza dans l’observation du 6ème continent. Je souris intérieurement de joie et de fierté.
- « Mlle Vigne ? » m’interpelle un homme d’un certain âge au visage tanné et ridé par des jours et des jours de vent et de soleil de la pleine mer. Son ciré et ses bottes en caoutchouc achèvent de confirmer, si besoin est, qu’il s’agit du capitaine du bateau dans lequel je vais embarquer. Je hoche la tête et lui tends la main. Sa poigne vigoureuse manque d’écrabouiller ma petite main délicate. Je grimace, il rit.
- « Commandant Stone, pour vous servir ! » se présente-t-il, « venez, il est temps de monter à bord nous allons appareiller ».
- « D’accord, » je réponds, « mais je dois attendre mes coéquipiers. »
- « Votre caméraman et son équipe ? Ils sont déjà à bord ».
Je me saisis d’un de mes baluchons tandis qu’il lance mon énorme sac à dos sur son épaule comme s’il s’agissait d’un vulgaire fétu de paille et le suis prudemment quand il s’élance avec assurance sur la passerelle qui relie le bateau à la terre ferme, en maugréant intérieurement que, quand même, l’équipe qu’on m’a attribuée pour cette mission aurait pu m’attendre sur le quai, que nous puissions faire connaissance avant d’embarquer. J’ai un petit sentiment d’amertume.
A bord nous pénétrons dans une salle qui semble être le quartier général. Elle est très grande et envahie par le matériel scientifique apporté par les chercheurs. Ceux-ci sont d’ailleurs affairés à tripoter les boutons d’une imposante machine. A mon entrée c’est à peine s’ils relèvent la tête. J’ai à nouveau cette petite boule au creux de l’estomac. Quand même, ils pourraient me saluer !
-« Bonjour !», je lance, « Hello !», mais je ne reçois aucun écho.
-« Ne faites pas attention à eux », me chuchote à l’oreille un homme qui a surgi comme par magie à mes côtés, « ils sont en twain de tester le Micwotox que nous avons weçu en cadeau ce matin. » Ah ce charmant petit accent anglais !
Les tressautements du sol et un son assourdi de machines m’indiquent que l’Esperanza s’est mis en route, direction le Nord-Est du Pacifique, entre la Californie et Hawaï, là où les déchets produits par les activités humaines et déversés dans les océans sont acheminés par les courants marins jusqu’à former un "6ème continent" boulimique dont la taille atteint près de 3,5 millions de km², soit 6 fois la France : le « Trash Vortex » !
Les vibrations me secouent de part en part, je tiens difficilement en place, il faut que je trouve mon équilibre.
Je tends ma main et me présente : « Valérie Vigne, Reporter au National Geographic ». C’est la première fois que je me présente ainsi. Une forte émotion m’envahit et se trahit certainement par la rougeur de mes joues « … Reporter au National Geographic », ces mots tournoient dans ma tête…
- « Enchanté, je suis Gordon Rich. »
Je renchéris, « C’est quoi le Microtox ? ».
Il m’explique, « C’est un appareil permettant l’évaluation de la toxicité de l’eau. Il est encore en cours de test. Là ils sont en train de voir comment ça marche. »
- « Vous les connaissez ? » je demande en désignant les deux hommes d’un certain âge et la femme penchés sur la machine.
- « Oui, venez, je vais vous présenter ! ». « Madame, messieurs, je vous présente Valérie ! »
-« Vigne, Valérie Vigne » je renchéris « Reporter du National Geographic ».
L’homme le plus âgé se nomme Michael, il me présente la femme Petra et Gunther. Sans plus de formalités, tous trois se remettent à étudier leur machine.
Gordon me propose de m’emmener rejoindre l’équipe du cameraman. « L’équipe du caméraman » a-t-il dit, pas MON équipe ! Evidemment, s’ils m’avaient attendue sur le quai et que nous soyons montés à bord ensemble, cela aurait certainement été différent. A nouveau ce petit pincement de dépit.
Nous longeons la coursive principale du bateau sur laquelle donnent de nombreuses portes et arrivons sur le pont avant où j’aperçois quatre hommes et une femme autour d’une écoutille ouverte d’où émerge un engin sous-marin qu’ils essayent, tant bien que mal, de manœuvrer grâce à un treuil électrique.
Visiblement deux des hommes sont des membres de l’équipage, et je crois deviner aux sacs qui les entourent et qui portent des autocollants assez révélateurs de leurs nombreux voyages que les deux autres et la femme sont mon équipe.
Ils s’agitent bruyamment dans un effort commun pour que la coque de l’appareil n’aille pas se fracasser contre le rebord de l’écoutille. Je comprends que la manœuvre est délicate et décide de ne pas intervenir.
Je me tourne vers Gordon et lui demande de quoi il s’agit.
- « C’est un véhicule sous-marin autonome. »
- « Et il va vous servir là où nous allons ? », je lui demande.
- « Oui. » Il m’explique, « nous pensons que les déchets du Trash Vortex atteignent jusqu’à 30 mètres de profondeur. Nous voulons en étudier la toxicité en effectuant des prélèvements en profondeur avec le petit sous-marin et en les analysant grâce au Microtox. »
Le sous-marin, a finalement rejoint son abri et mes collègues se rendent enfin compte de ma présence.
- « Mlle Vigne, je présume ? » demande la jeune femme, « Je suis Isabelle, votre correspondante et voici Marc, notre caméraman et Dylan notre preneur de son. » Et avant même que je puisse dire quoi que ce soit, elle m’entraine fermement en prenant mon coude : « Venez, je vais vous montrer votre cabine. Ensuite nous passerons à table et irons nous coucher, parce que demain, nous serons arrivés et nous aurons beaucoup à faire. » J’enrage ! D’autorité elle a pris les choses en main et je sens que ma mission m’échappe encore. Mais enfin, c’est MOI la journaliste ici !
A table toute la discussion tourne autour du fameux 6ème continent. A Isabelle qui lui a demandé des explications sur les conséquences des déchets plastiques sur la faune, Gunther explique : « des tortues s'étouffent avec des sacs plastiques qu’elles confondent avec leur nourriture, les méduses. Les oiseaux s’enlisent dans les déchets et se noient... Mais, dans cette zone les déchets ont été dégradés par la lumière du soleil et les courants océaniques. Donc ça n'a plus rien à voir avec une vulgaire bouteille ou un sac en plastique. Ce sont de tous petits morceaux de la taille d'un confetti. En fait ils ont la même taille que le plancton dont se nourrissent les poissons. C'est pour ça qu'ils mangent le plastique, parce qu'ils le confondent avec du plancton. Toute la chaîne alimentaire est affectée puisque, les petits poissons sont à leur tour mangés par de plus gros... »
Mais j’écoute distraitement, je sais déjà tout ça ! Dans ma tête je rumine les événements récents et ma difficulté à me faire une place dans cette aventure.
Une information de Gordon pique toutefois ma curiosité : « Ce qui pose le vrai problème c'est la toxicité des éléments qui les composent. Les débris de plastique fixent des polluants connus pour leur nocivité. C’est ainsi, que de nombreux produits chimiques comme le DDT ou le PCB, se retrouvent dans des morceaux de plastique à des concentrations jusqu'à 1 million de fois supérieures aux normales ! Et comme il faut entre 500 et 1000 ans pour qu’ils se dégradent tu imagines qu’ils ont le temps d’intoxiquer le globe.»
Dès le repas terminé tous se lèvent rapidement et rejoignent leurs cabines. Je suis un peu déçue que la soirée ne se prolonge pas plus et surtout, je me l’avoue, de ne pas avoir fait l’objet de plus d’attention, mais je joue le jeu et vais me coucher.
Le lendemain matin, je suis réveillée par les bruits d’une forte agitation sur le bateau. Des gens passent et repassent devant la porte de ma cabine. Rapidement je saute de mon lit et sans même faire un détour par la salle de bain enfile mon pantalon et sors sur la coursive. J’arrête un homme d’équipage qui me passe sous le nez à grandes enjambées.
- « Pouvez-vous me dire ce qui se passe ? »
- « Rien de spécial, Mamzelle, on est juste en train de se préparer. »
- « On est arrivés ? », je demande.
Il éclate de rire : « Bah, depuis deux heures au moins ! ».
Personne n’a pris la peine de me réveiller. J’ai les joues en feu ! Je me précipite vers le pont avant, bouscule plusieurs personnes en train de préparer combinaisons de plongée et bouteilles, aperçois les chercheurs déjà équipés en train de manœuvrer le sous-marin. Au pied de la cabine de pilotage mon équipe est déjà sur le pied de guerre, occupée à installer caméra et lumières. Je fonce sur eux rouge de colère :
- « Mais comment osez-vous ? C’est MOI le reporter ici, c’est MOI qui décide quand on commence ! »
Une main ferme se pose sur mon épaule. Je me dégage brusquement et aperçois le visage calme et légèrement narquois de Gordon.
-« Allons Valérie, cela fait déjà bien longtemps que nous préparons cette sortie. Nous ne vous attendions pas, mon petit, calmez-vous. Vous êtes ici pour observer, non pour diriger. »
Je fulmine: « Mais qui êtes-vous Monsieur Gordon Rich, pour oser me dire ce que je dois faire ? »
- « Moi ? Oh, personne… Je suis le directeur de la section de recherche du Ministère de l’Environnement Anglais et je dirige cette mission pour le compte de l’ONU. Les personnes que vous voyez là, » me dit-il en désignant les scientifiques, « sont d’éminents chercheurs en biologie marine, océanographes, et chimistes venus des universités d’Oxford, de Londres, et de Miami. »
Je sens que mon sang quitte mes joues. Je suis brusquement honteuse et stupide.
Et c’est alors que je porte mon regard au-delà de mon petit moi et que je l’aperçois : le Monstre, la soupe immonde, visqueuse et nauséabonde qui entoure le bateau. Pas une seule goutte d’eau n’est visible à des kilomètres à la ronde. En y regardant bien on entrevoit les restes de petits cadavres d’animaux marins et d’oiseaux. Des centaines de cormorans plongent désespérément dans cette soupe aux reflets métalliques qu’ils prennent pour des poissons.
Mon désespoir est palpable. Les larmes me montent aux yeux.
Moi, petite journaliste de rien du tout qui pensais avoir quelque importance dans ce voyage, alors que je côtoie les plus grandes éminences grises de la planète. Moi, insignifiante petite créature face aux enjeux vitaux de notre planète, nos océans qui se noient sous les déchets. Moi, petite prétentieuse qui me suis comportée comme une enfant gâtée. Je suis mortifiée.
…
Et je prends conscience de quelque chose.
Si ! Je peux faire quelque chose !
Je peux faire mon travail, le faire bien, m’engager avec humilité et conviction. Je peux Informer le monde !
* * *