Cadavre exquis : histoires à plumes tournantes

J’ouvre les yeux. Un plafond blanc se présente à ma vue. Le bruit d’un soupir attire mon attention. Je tourne la tête. C’est ma sœur. Elle me regarde avec un air étrange. Je décèle dans ses yeux du soulagement, de la douleur, de la colère, de la déception et une grave incompréhension. Du mépris aussi. Jetant un œil sur notre environnement immédiat, je comprends tout de suite où je me trouve. A l’hôpital. 
- Comment as-tu pu faire ça ? me coupe-t-elle dans ma tentative de me souvenir de ce qui m'a conduit ici.
- Faire quoi ? 
- Tu ne vas pas nier ?! Il y a des empreintes de toi partout dans la maison, sur le couteau, sur cette pauvre fille…

Complètement sonné, j’essaye de rassembler mes souvenirs…Cette discothèque ultra tendance, où Rick, mon meilleur ami m’a traîné…

- Quel jour sommes-nous ? demandé-je à ma sœur
- Jeudi…Pourquoi ?

Six jours. Je suis resté endormi pendant six jours. J’ai mal à la tête. J’essaye de lever la main droite mais je ne peux pas. Je suis menotté au lit.

- C’est quoi cette histoire ? demandé-je
- Tu as beaucoup de questions, mais en attendant, tu ne réponds pas à la mienne ! s’exclame ma sœur.

Souviens-toi, m’ordonné-je. Mais ce mal de tête... Que m’est-il arrivé ? Que fais-je là ?
Je fronce les sourcils, fouille ma mémoire. La discothèque, les lumières dansantes, l’odeur de cigarette et les verres… Combien en ai-je bu ? Je ne sais plus, mon crâne sonne creux.
- Tu vas me répondre, oui ?! cingle ma sœur à mon oreille.
- Baisse d’un ton, j’ai mal au crâne, je grogne.
- T’as mal au crâne ?! Tu te fiches de moi ? Mais qu’est-ce que je fais ici ! hurle-t-elle, tapant du pied. Tu te rends compte que tu es suspecté dans une affaire de meurtre ?! Je peux m'en aller aussi, si tu veux !

Bon sang, c'est pas possible ! Dans quels sales draps je me suis encore fourré ? Après cette période où j'avais vraiment déconné, tout c'était arrangé pourtant... Ça n'arrive qu'à moi ce genre de trucs de trucs, c'est pas vrai !! J'aurai donc jamais droit à un peu de bonheur ? C'est trop demandé, une vie normale ?
Allez, rappelle-toi Alex, nom de dieu ! Je regarde Sasha de cet air implorant qu'elle a déjà vu cent fois. Elle détourne les yeux.
- Rick !
- C'est toujours Rick, Alex...
- Non non non non ! Il avait un truc important à me demander !
- Bien sûr... Écoute Alex, la police sera là d'une minute à l'autre, ils attendent là dehors. Le mieux pour toi, c'est de tout avouer.
- Mais je n'ai rien fait ! m'indigné-je.
On frappe à la porte de la petite chambre d'hôpital.

Un homme au ventre bedonnant et aux cheveux grisâtres rentre dans la pièce. Je suppose que c'est un inspecteur. Il est suivi de son collègue. Je lève les yeux vers Sasha qui comme pour décliner toute responsabilité envers moi, s'écarte du lit.
Bedonnant s'avance vers moi et tout en se raclant la gorge me dit :
- Bonjour, Monsieur Tuttle, je suis l'inspecteur Meyer de la brigade criminelle et voici mon collègue, l'inspecteur Polak.
Je déglutis et essaye de sortir un son.
- Bon...Bonjour, dis-je.
- Comment vous sentez vous ? me demande l'inspecteur Meyer.
- Heu . . . Je ne sais pas . . . je suis un peu perdu . . .
- Est-ce que vous savez au moins pourquoi vous êtes là ?
- Heu . . .
La porte de la chambre s'ouvre brutalement.
- Qu'est-ce que vous faites là ? Le médecin n'est pas encore passé voir le malade vous n'avez pas le droit.
- Ben je . . . Il était réveillé, je ne voulais pas déran...
- On vous avait pourtant prévenu. Pas d'interrogatoire avant l'accord du médecin. Allez ouste dehors. Le Dr Chang arrive !
Sur ce, l'infirmière pousse les inspecteurs dehors sans ménagement. J'ai appris par la suite que les autres infirmières sous ses ordres l'appelaient Pet Sec.
- Je dois faire les soins de votre frère, je vous demande de sortir aussi, mademoiselle.

Pendant quelques secondes je bénis l'infirmière... Quelques secondes avant qu'elle ne m'ôte un bandage sur le ventre et découvre une horrible cicatrice de laquelle sortait un tube transparent dans lequel coulait un liquide jaunâtre semblable à de l'urine.
Rester muet d'horreur ou hurler ?
Je prend le parti de hurler. Un hurlement d'outre tombe, bien fort et lugubre.
- Qu'est-ce que c'est que cette horreur ?!?
- Du calme. Vous avez été blessé la nuit où...
Manque  plus que ça. J'ai un tube dans le ventre, une cicatrice qui me laissera probablement à jamais célibataire et une suspicion de meurtre sur le dos. Pour une fois, Sasha n'a pas tort, je suis vraiment dans la merde.

Mais bon sang, où est passée ma fichue mémoire ? Et puis comment j'ai pu me faire une blessure pareille ? Elle est marrante ma sœur, elle veut que je réponde à ses questions, mais j'en sais rien moi !
Après le départ de l'infirmière, un petit coup à la porte . . . A non, elle va encore me tanner pour que je réponde.
- Je ne veux voir personne, vas-t'en.
La porte s'ouvre tout doucement et dans l’entrebâillement je vois une tête, que je ne connais pas, apparaître et une toute petite voix me dit . . .
- Votre sœur est partie, je peux entrer ?
- Heu ... oui ... oui, si vous voulez jeune homme, entrez. Tant que vous ne me harcelez pas la mémoire comme elle ! 

Le jeune homme se révèle être un garçon, d'une douzaine d'années environ, qui pénètre silencieusement dans la chambre. Il la parcourt des yeux, comme étonné de se trouver là. Son regard finit par s'attarder sur ma pauvre personne. Et là, pendant une fraction de seconde, j'aperçois comme une ombre traverser ce visage angélique.
- C... c'est vous, alors ? demande-t-il timidement.
- Moi quoi ? je réplique, harassé par toutes ces questions.
- Vous... qui avez tué ma sœur.
- Oh putain ! Écoute, gamin, je ne te connais ni toi ni  ta sœur. Je suis vraiment désolé de ce qui lui est arrivé, mais crois-moi ou pas, petit, je n'y suis absolument pour rien !
- C'est pourtant ce que tout le monde raconte dans l'hôpital...
- Eh bien, tout le monde se trompe ! C'est une chose que tu apprendras rapidement : la majorité n'a pas toujours raison, loin de là ! Maintenant, fiche-moi la paix, sors de là et va retrouver tes parents !
- J'en ai plus de parents. Je n'avais plus qu'Abigail, et vous me l'avez enlevée.

Soudain, c'est le flash !
Abigail.
Abby.
La fille de la boîte. Rousse. Flamboyante. Diablement sexy.
Je la revois danser avec tous les gars du club, moi compris, comme tentant d'échapper à une vie triste et monotone. Je comprends mieux maintenant. Puis, de nouveau, le blackout total. Je reviens au moment présent, face à ce garçon qui cherche à comprendre pourquoi son monde s'est écroulé, une fois encore.

- Ta sœur, elle serait pas rousse, par hasard ? je lui demande, sans guère d'espoir.
L'ombre dans ses yeux revient, reflet des noires pensées qui traversent son jeune esprit. Pas besoin de réponse : c'était bien elle.
Bon sang de bon sang ! Qu'est-ce qui a bien pu se passer ?
- Bon... tu vas m'écouter attentivement, OK petit ? Je n'ai absolument aucune idée de ce qui est arrivé à ta sœur et de qui lui a fait du mal. Tu peux me faire confiance, je suis un gars honnête.
- C'est pas ce que les policiers ont l'air de penser...
- Wowowo, laisse la police en dehors de ça ! Tu penses vraiment qu'ils vont croire un gamin comme toi ? Laisse-les faire leur travail, c'est le moyen d'arrêter celui qui a fait ça, je t'assure. Et ce gars, c'est pas moi. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer !
- J'espère que c'est là que vous finirez, rétorque froidement le gamin en quittant la pièce.

Les minutes passent et cette dernière phrase du gamin continue de résonner sur les murs froids et blancs, me laissant sonné, amorphe. Je me sens las tout à coup. J'aimerais rouler sur le côté et me recroqueviller, j'ai besoin de me recroqueviller mais tous ces tuyaux et ces saletés de menottes m'en empêchent. Et puis, j'ai mal aussi, mal au ventre, mal à la tête.
C'est trop énorme tout ça ! Si encore je me souvenais ... Mais, non, tout m'échappe, je n'ai de prise sur rien ... A peine ai-je le temps de saisir une image qu'elle s'enfuit ! Bon dieu, que ma tête est lourde !
Dormir, j'ai besoin de dormir ... je veux juste ... fermer ... les yeux et ... doooor ... miiir ...

Le sommeil m'emporte finalement dans ses limbes. Mais il se révèle beaucoup moins agréable e ce à quoi je m'attends. Je me retrouve, une fois de plus, dans ce night-club. La fête bat son plein et l’alcool coule à flots. Mon regard se pose sur la belle rousse, Abby. La voir se trémousser réveille tous mes sens, mais je ne l’approche pas, la laissant dans sa transe. Son corps bouge avec une sensualité du diable. Et ses cheveux. D'un roux flamboyant, ils semblent remplir la pièce, l'embrasant littéralement.

Le grincement d'une porte sur ma droite m'arrache à ma contemplation et tout à coup, je suis dehors, adossé au mur de la discothèque, m'efforçant de dompter mon estomac qui ne demande qu'à se révulser. Merde, j'ai encore trop bu, suis-je en train de me lamenter quand, par cette porte qui n'en finit pas de grincer, jaillissent quatre malabars vociférants. Sur leurs talons, deux nanas s'égosillent, visiblement pour essayer de calmer le jeu. J'ai pas envie d'être mêlé à ça ! Mais un éclair roux capture mon regard et malgré moi, je m'avance vers Abby.

Abby qui s'égosille sur les vociférants. Je ne calcule pas les malabars qui font du bruit : pas la place d'avoir deux idées en même temps avec la cuite que je me trimbale ... C'est Abby qui m'intéresse et je ne comprends pas ce qu'elle dit avec tout ce bruit. Mais j'ai envie de savoir. je m'approche en traînant des pieds tel le zombie moyen, je prononce son nom en bavant :
- Abbiiiiiieeeee ieee i ..
Wow ! Qu'est-ce que je tiens !
- Eh ! toi !
Là, c'est l'un des quatre bruyants qui s'est mis en tête de m’interpeller, en m'attrapant par le col et me faisant exécuter un brusque quart de tour que n'apprécie guère mon estomac en perdition qui profite de l'occasion pour se vider de son contenu sur l’interpellant. Tout se passe au ralenti. Il y a belle lurette que j'ai oublié la fille rousse vers laquelle je me dirigeais. Le sujet du moment, c'est le soulagement. C'est d'ailleurs avec un soulagement éperdu que je me vautre façon échouage de baleine sur le grand corps viril de ce gars qui semblait vouloir commencer une conversation avec moi, qui a entamé un mouvement de recul horrifié quand je lui ai vomi dessus, et qui, tombant à la renverse, m'offre bien malgré lui un rempart salvateur contre la fourberie du sol en béton. Bien entendu, je n'ai pas les idées suffisamment en place pour mener un raisonnement abouti, toutefois une réflexion pour ainsi dire instinctive et étonnamment clairvoyante me vient aux lèvres :
Bah voyons ... et ça va encore être de ma faute ...