[votes] La vengeance est un plat qui se mange froid

Je sentais l'haleine lourde et avinée des gens d'armes qui se tenaient près de moi. Le moment était venu. Enfin. Le dénouement de ces dix dernières années où j'avais patiemment tissé ma toile survenait. Enfin.

Je regardai Henri qui attendait en silence face à moi et je pris garde de baisser la tête dans l'ombre de ma capuche pour que personne ne me voit marmonner mon incantation.
Isabelle. Elle était ma soeur de lait. Nous avions été nourries toutes deux au sein de ma mère. Je dormais dans la paille de la basse-cour du château, elle, dans les draps de laine bouillie du logis de son père le baron. Néanmoins, chaque jour, nous nous retrouvions à l'aube pour nous enfuir dans les bois et chercher les fées qui peuplaient les contes de ma grand-mère...

Et puis, ce jour de printemps, Thibaud est arrivé en apprentissage chez le maréchal-ferrant. Nous avions quinze ans. Isabelle était pâle et blonde comme les blés. J'étais brune et mes yeux noirs et mon air sombre faisaient peur aux paysans du château, si bien qu'ils m'appelaient "le Corbeau". J'étais folle amoureuse de Thibaud. De ses yeux qui riaient toujours lorsqu'il regardait le monde qui l'entourait... De sa voix grave et rocailleuse... De son odeur qu'Isabelle détestait, parce qu'il sentait le feu, la suie et le cheval...  

C'était au crépuscule que je les avais surpris, enlacés, s'embrassant près de la rivière. Thibaud ne m'avait jamais regardé, moi, "le Corbeau". Il avait préféré la solaire Isabelle qu'il ne pourrait jamais épouser.

Les larmes coulaient sur mes joues. Je baissais à nouveau la tête et achevait mon incantation. Sur un signe d'Henri, le mari d'Isabelle, les gens d'armes entrèrent en fracas dans la chambre : "La sorcière, attrapez la sorcière!" hurlait Henri.  

Isabelle se redressa effarée, tentant désespérément de cacher sa nudité tandis que Thibaud luttait contre les gens d'armes.
Sur la table, je reconnus la fiole que je lui avais donné. La fiole de "fertilité". Pour une fois, c'était une potion inoffensive... Toutes ces années, elle était persuadée que je lui fournissais des remèdes pour qu'elle et son mari puissent avoir un enfant. En réalité, je les rendais stériles avec un breuvage maléfique. Jusqu'au jour où je la convainquis de tromper son époux le comte pour avoir cet héritier tant désiré. Et que je le prévenais en lui expliquant qu'elle le rendait stérile depuis le premier jour de leur mariage avec la prétendue liqueur de noix qu'elle lui offrait tous les soirs.

"Jeanne!
-Sorcière! Répondis-je en plongeant mes yeux noirs dans son regard d'azur."

Dehors, le bûcher attendait.

Et pourtant.

C'était moi la sorcière.